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Ainsi parlait Marcel Proust, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Gérard Pfister (par Marc Wetzel)

Ecrit par Marc Wetzel le 10.02.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Ainsi parlait Marcel Proust, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Gérard Pfister, Arfuyen, janvier 2021, 192 pages, 14 €

Ainsi parlait Marcel Proust, Dits et maximes de vie choisis et présentés par Gérard Pfister (par Marc Wetzel)

Le principe de cette belle collection est, on le sait, de présenter la pensée de la vie d’un auteur, par une suite (chronologique) de courts fragments, rendant compte de sa vision réfléchie de l’existence (de l’insertion d’un destin conscient dans la réalité du monde), permettant de déterminer quelle sagesse communicable porte ou non l’œuvre de cet auteur. Une « sagesse » significative et commune, donc, c’est à dire un souci d’animer plus sereinement et de conduire plus librement une vie d’après l’effort de se comprendre elle-même. Ce souci de sagesse parcourt-il, structure-t-il même la Recherche ? Ce recueil (très clairement préfacé et rigoureusement agencé) montre que oui ; y a-t-il pour autant une philosophie de Proust ? Ce même recueil donne à son lecteur à la fois l’envie et les moyens d’une réponse vivante à cette difficile question.

La réalité ou non d’une véritable philosophie proustienne fait en effet âprement débat chez d’éminents spécialistes (en France, par exemple, Paul Ricoeur, Anne Henry, Luc Fraisse, Pierre Macherey, etc.). Ceux qui le nient – constatant l’absence d’une doctrine nette et d’une spéculation conceptualisée – ont deux types d’arguments.

D’une part, toute œuvre proprement philosophique s’astreint, selon Kant, à répondre à quatre questions : « Que puis-je connaître ? », « Que dois-je faire ? », « Que m’est-il permis d’espérer ? » et (synthétisant l’ensemble des interrogations) « Qu’est-ce que l’homme ? ». Or, on peut relever (en tout cas prétendre) que Proust est trop sceptique (et négligent des savoirs objectifs) pour se poser un peu sérieusement la première question, trop cynique (ou mondain) pour la deuxième, trop tragique (ou maladif) pour la troisième, enfin trop relativiste (ou snob…) pour considérer diligemment la dernière.  D’autre part, toutes les tentatives pour affilier l’auteur à tel ou tel incontournable maître ou inspirateur de la tradition philosophique (même si peu l’envisagent cartésien ou marxiste) sont suspectes ou malaisées : difficile, en effet, de benoîtement introniser nietzschéen un homosexuel, bergsonien un salonnard, leibnizien un misanthrope, schopenhauerien un juif, schellingien un désabusé ou spinoziste un penseur pour qui la forme ultime de la connaissance paraît bien être (plutôt qu’un amour) un mépris intellectuel de Dieu.

Pourtant, la pensée de Proust impressionne constamment, car son exigence est maximale (« la profondeur est, écrit-il, la seule direction qui ne nous soit pas fermée », fragment 180), sa subtile radicalité étonne (« Tout l’art de vivre, c’est de ne nous servir des personnes qui nous font souffrir que comme d’un degré permettant d’accéder à sa forme divine et de peupler ainsi journellement notre vie de divinités », fr.392), et son ambition est ouvertement métaphysique (« Il ne faut jamais avoir peur d’aller trop loin car la vérité est au-delà », fr.273).

Pour prendre un exemple de la dispute, y a-t-il ou non une influence majeure de Schelling sur Proust ? Pour Schelling, la nature est mystérieuse auto-productivité : elle se relance indéfiniment de ses résultats, car, visant à annuler ses oppositions internes, la nature les dépasse dans de nouveaux états d’elle-même où d’autres oppositions toujours se recréent. Mais le mystère de son dynamisme vient de ce que ce qui est nouveau en elle (émerge sans précédents) provient, selon le philosophe, de ce qui a d’abord fondé cette nature, de son amont obscur, de son abîme originaire. Si la nature produit ce qui la reproduit, elle se renouvelle par ce qui l’a elle-même instaurée, elle se ressaisit dans son insaisissable fondement. Proust tient-il ce genre de propos ? Non, pas du tout. Mais – et voilà le problème – il semble très fidèlement transposer ce schéma (de cet effort de retrouver le fond opaque de l’être pour nous en renouveler d’autant) quand il l’applique autant à chaque homme (« Ne vient de nous-même que ce que nous tirons de l’obscurité qui est en nous et que ne connaissent pas les autres », cité par Pfister dans sa préface p.20) qu’au cheminement même de son œuvre (l’art transfigurant le temps perdu – périmé, dissipé, dispersé – en temps retrouvé, par le travail enthousiaste de transformation de « l’insuffisance de ce qui est » en secrète et précieuse nécessité de ce qui advint).

Ce qui semble certain, en tout cas, c’est la présence sinon d’une métaphysique, du moins d’une très vaste et subtile psycho-physiologie de la condition humaine, à laquelle s’ajoutent de fortes propositions en faveur de son renouveau actif. De même que Kant parlait, pour caractériser le sentiment esthétique, d’un libre jeu mutuel de nos facultés de représentation (sensibilité, entendement, imagination s’essayant à des hybridations à loisir, à réinventions croisées – puisque l’art les déleste de leurs contraintes usuelles d’objectivité et de responsabilité), de même Proust semble à la fois, dans les bornes de la seule complicité spirituelle exigée de l’art, inventer et promouvoir des associations transgressives et scrupuleuses à la fois de facultés en nous jusque-là indifférentes (ou spontanément peu communicatives) entre elles, comme par exemple l’expérience (pure instruction du présent) et la mémoire (pur avènement du passé). On voit leur même prodigieux et fécond dialogue, par exemple, en trois registres, ainsi :

« On dit qu’en vieillissant nos sensations s’affaiblissent. Peut-être, mais elles s’accompagnent de l’écho de sensations plus anciennes, comme ces grandes chanteuses un peu vieilles dont un chœur invisible renforce la voix affaiblie » (fr.24)

« Une cathédrale n’est pas seulement une beauté à sentir. Si même ce n’est plus pour vous un enseignement à suivre, c’est du moins encore un livre à comprendre » (fr.36)

« Le plaisir spécifique du voyage n’est pas de pouvoir descendre en route et de s’arrêter quand on est fatigué, c’est de rendre la différence entre le départ et l’arrivée non pas aussi insensible, mais aussi profonde qu’on peut, de la ressentir dans sa totalité, intacte » (fr.156)

On pourrait de la même façon observer des essais d’engendrement de véritables organes nouveaux du rapport au monde par entre-fécondation, si l’on peut dire, ici d’intelligence et désir, là de fidélité et création, ailleurs encore d’amitié et d’admiration – comme on peut le sentir, respectivement, dans ces divers fragments :

« Nos désirs vont s’interférant, et, dans la confusion de l’existence, il est rare qu’un bonheur vienne justement se poser sur le désir qui l’avait réclamé » (fr.122) : ne devine-t-on pas ici, dans l’idée que, les désirs allant en meute, et celui qui atteint la proie n’étant souvent pas celui qui la coursait, il convient de chasser plus lucidement la félicité ?

« Il n’y a pas de meilleure manière d’arriver à prendre conscience de ce qu’on sent soi-même que d’essayer de recréer en soi ce qu’a senti un maître. Dans cet effort profond c’est notre pensée elle-même que nous mettons, avec la sienne, au jour » (fr.42). Ce que Proust cherche à former ici, n’est-ce pas la magnifique ressource d’une auto-maïeutique ?

« Ce qui est cause qu’une œuvre de génie est difficilement admirée tout de suite, c’est que celui qui l’a écrite est extraordinaire, que peu de gens lui ressemblent. C’est son œuvre elle-même qui, en fécondant les rares esprits capables de la comprendre, les fera croître et multiplier » (fr.131) : n’y a-t-il pas ici une variante prospective du principe de charité : le génie comme celui qui fait prêter foi à ce dont le sens n’avait jamais encore existé, et, organisant une véritable mutation du prochain, crée des semblables à partir du rien qu’est sa source obscure ?

Cet élargissement indéfiniment inventif des dispositions humaines, qui est une sorte de travail charnel de l’esprit sur lui-même, a chez Proust ses impératifs, ses limites et son hygiène.

Parmi les impératifs, l’entre-fécondation de facultés plutôt spatiales (imagerie mentale, attention, motricité) et plutôt temporelles (mémoire, volonté, sentiment) requiert un sens aigu de la continuité spatio-temporelle. Les accents de l’auteur évoquant leur constructive indivisibilité ne trompent pas, comme ici : « Ce qui est beau à Guermantes, c’est que les siècles qui ne sont plus y essayent d’être encore ; le temps a pris la forme de l’espace, mais on le reconnaît bien » (fr.77), ou là : « Les lieux que nous avons connus n’appartiennent pas qu’au monde de l’espace où nous les situons pour plus de facilité. Ils n’étaient qu’une mince tranche au milieu d’impressions contiguës qui formaient notre vie d’alors ; le souvenir d’une certaine image n’est que le regret d’un certain instant » (fr.115).

L’entreprise bénéficie par ailleurs d’un signalement infaillible de ses limites : la souffrance. Sur ce point encore, la sobriété de Proust bouleverse : « La maladie est le plus écouté des médecins : à la bonté, au savoir, on ne fait que promettre ; on obéit à la souffrance » (fr.257).

Enfin l’hygiène de cette hybridation risquée (risques d’empiétement, d’interférence, d’obstruction) des facultés tient en un mode de graissage rosse et décisif de ses frottements : l’humour. Dévastateur. « À mesure qu’elle (Madame de Cambremer) croyait moins à la réalité du monde extérieur, elle mettait plus d’acharnement à chercher à s’y faire, avant de mourir, une bonne position » (citation du préfacier, p.10) ; ou « Quelqu’un qui a l’habitude de sourire dans la glace à sa belle figure et à son beau torse, si on lui montre leur radiographie aura, devant ce chapelet osseux, indiqué comme étant une image de lui-même, le même soupçon d’une erreur que le visiteur d’une exposition qui, devant un portrait de jeune femme, lit dans le catalogue : “Dromadaire couché” » (fr.212) ; ou encore « Les homosexuels seraient les meilleurs maris du monde s’ils ne jouaient pas la comédie d’aimer les femmes » (fr.354).

Il est clair que Proust, qu’il y ait été poussé par la maladie, la curiosité, le goût du prestige ou une impatience foncière (son esprit dramatise spontanément tout, comme s’il ne voyait pas l’intérêt de penser hors des crises), constamment pense son expérience (comme disait Ricoeur) en démultipliant personnages, affects, tactiques, points de vue, élans, retrouvailles et métamorphoses… dans l’immense fiction cohérente de sa Recherche. « Penser son expérience », est-ce déjà – comme le devine et suggère la lecture ordonnée de Gérard Pfister ici – philosopher ? Si est philosophie l’effort par lequel l’esprit rend à la vie un peu de l’intelligence que celle-ci lui a concédé de cultiver à part, alors Proust est un philosophe : la conscience ne devait décidément pas se montrer fruit ingrat, ni sa nuance d’univers jouer perso.

 

Marc Wetzel

 

Gérard Pfister (1951), éditeur (avec Anne Pfister) d’Arfuyen et poète, est à la fois l’initiateur de la superbe Collection Ainsi parlait…, et l’auteur de ce volume consacré à Marcel Proust. On lui en doit d’autres (Maître Eckhart, Leopardi, Rilke, Oscar Wilde, Etty Hillesum (ce dernier volume, avec W. English). Ce qui n’a pas de nom est le dernier recueil de poésie paru.

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A propos du rédacteur

Marc Wetzel

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Marc Wetzel, né en 1953, a enseigné la philosophie. Rédige régulièrement des chroniques sur le site de la revue Traversées. Dernier ouvrage paru : Exercices (Encre Marine/Les Belles Lettres), 2015.