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Aimez Gil, Shane Haddad (par Gilles Cervera)

Ecrit par Gilles Cervera 01.09.25 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman, P.O.L

Aimez Gil, Shane Haddad, POL, 365 p, 21 €

Edition: P.O.L

Aimez Gil, Shane Haddad (par Gilles Cervera)

 

Lire sans modération

Des livres sont lus quand ils sortent. Avec une impatience incroyable. D’autres, mais pourquoi attend-on ? Ils sont là, dans le stock du libraire, on sait qu’ils sont à lire, seront lus, ou déjà achetés, ils trônent en table de nuit, mais on prend le temps, pourquoi prend-on ce temps ? Avec quels nerfs joue-t-on ? On peut aimer ce temps incroyable du suspens, le temps magique de la rencontre remise à plus tard.

Maintenant.

On vient d’être tellement bouleversé.

Shane Haddad et son Aimez Gil nous a conquis

Il nous a

-     déboussolé, traversé

-      braqué (aux deux sens),

-       agacé, violé, perdu, enthousiasmé

-       Carrément emporté !

Ce livre est à lire vite, maintenant, il n’y a plus à tergiverser.

Sorti il y a pile un an lorsqu’on écrit ce papier minuscule face au vide abyssal, beckettien d‘Aimez Gil.

Gil est celle à qui ça arrive, celle qui pense et parle, celle qui nous livre sa tête. Nous entrons dans le feu de Gil, dans sa sensualité, ses appels, nous entrons dans le paradenfer de Gil. C’est elle qui nous fait traverser ce livre de feux, de flammes. On est dans la génération des troubles, des doutes, des certitudes aussi que les vents tournent mal, que les cyclones climatiques vont nous déboussoler encore plus.

Un Jules et Jim du XXIème siècle.

Le trio est là. L’invariant adolescent. Notre rêve constant d’un triangle parfait, isocèle et de poivre, hélas. Patatras ! Gil, donc, la femme avec Mathias et Mathieu. Donc, patatras.

Le Henri-Pierre Roché d’aujourd’hui attrape tous les virus d’aujourd’hui, chope les canicules, ramasse le monde à la ramasse, impuissant face aux routes qui fondent et aux mers qui montent. Shane Haddad attrape le temps, dévore le temps ou pire, est dévorée par lui.

La première scène est terrible. Peu de mots. Les mêmes mots. Peu à dire. La boucle nous enferme d’emblée et ne nous révèle, deuxième page, fin du chapitre Un, où cela commence et finit. Au cimetière.

Tu vois une poubelle ? Non pas de poubelle, c’est incroyable, incroyable. Alors je mets le mégot dans ma poche. Pas de poubelle devant un cimetière.

Nous y sommes. Tout y commence, dont ce roman, non loin de celui qu’on enterre. Devant la porte du cimetière où il va bien falloir entrer. Qui meurt ? Qui est mort ?

Une jeunesse est en péril.

Alette générale. Roman génial !

Le monde est trop pourri pour y faire vivre une jeunesse. Trop sombre pour leurs yeux de lumière. Trop angoissant pour ne pas boire, reboire, fumer, refumer, sombrer. Ou écrire.

Le livre est un livre d’alcool, de nuits blanches, un livre d’ivresse, de vomi, un livre de ce dégoût d’être dans un monde pourrissant, et ce n’est pas que la vieille Clio qui va finir mal. Pas qu’elle.

Un monde où le voyage s’impose même si ça tourne en rond d’une maison d’enfance à une maison d’enfance. Le trio passe de Cassis au Cotentin.

En chemin, des retrouvailles. Vieille marraine ou hidalgo de sable. Les rencontres sont riches, consolatrices, les bains de mer salvateurs. La mer ne sait pas que lorsqu’on y nage c’est pour s’y essorer, s’y laver l’âme.

Ah si la mer savait.

Le choc est trop brutal pour me relever. Je cesse de lutter. Je lâche. Laisser encore l’eau faire son travail de dissolution. Dissous-moi, eau.

Shane Haddad balaie le style pour écrire et c’est un style. Phrases hachées comme on respire la bouche bouchée.  Mots répétés, haletés, comme on fait un rêve avec les bribes qui restent, une nuit sans fin qui prend le reste des nuits.

Shane Haddad écrit et cette écriture décidément dessine un avenir aux livres.

Shane Haddad, auteure qui n’a pas trente ans malgré notre retard à ouvrir Aimez Gil, relève les défis, dont l’écriture face aux dictatures écranesques n’est pas le moindre.

Shane Haddad ouvre un présent lisible aux auteures, aux femmes. Les sensualités sont à fleur, les peaux moites, les gorges ouvertes. Par moment, le répit vient des femmes et l’homme, Mathias ou Mathieu, descend, chute, s’enfonce sans face. Leur vertige n’a d’égal que le monde à la renverse où ils vivent.

Le désir des femmes ou la défaite des hommes. C’est une femme qui écrit, et la blessure narcissique est béante, aimez-la, c’est un ordre, aimez-les, sinon mort s’ensuive ! Forcément amourir, toujours et depuis Duras ou Stendhal, Flaubert ou Despentes, c’est le verbe amourir qui se conjugue à tous les temps de la littérature !

Mathieu et Mathias sont les apôtres déjà là, leur testament n’est pas nouveau. Il consiste à toujours se chercher, toujours disparaître, se frotter, se perdre et sans doute, c’est si dur de s’aimer, encore de tenter. Encore tant de chemin pour devenir des hommes.

J’ai baissé la fenêtre et je regarde Mathieu pris dans son tourment.

Cette nuit, on était à quelques rues, habités par la sensualité de l’alcool et de la musique. Aujourd’hui, plus rien n’a la même couleur.

Lire Haddad est affronter cela : ce qu’on réprouve, ce qui dégoute, mais Beckett ou Bukowski, mais Duras ou Blondin. Il y a ce monde qui ne tient plus que sur un fil et ce fil est écrit au goulot.

Tous les risques sont pris.

Sauf par le lecteur.

Aimez Haddad, allez, sinon Gil !

 

Gilles Cervera



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A propos du rédacteur

Gilles Cervera

 

Gilles Cervera vit entre Bretagne et Languedoc.

Instituteur, psychanalyste,

Auteur de :

L'enfant du monde et Deux frères aux éditions Vagamundo

Les Mourettes et Pension(s) aux éditions Un ange passe