Adrienne Mesurat, Julien Green (par Léon-Marc Levy)
Adrienne Mesurat, Julien Green, 377 pages, 7,90 €
Edition: Le Livre de Poche
Adrienne Mesurat, assurément, a sa place dans les grandes figures de la littérature française. Julien Green, à travers cette femme recluse dans sa vie autant que dans ses rêves, comme dans une âme hermétiquement close, nous offre un portrait unique d’obsessionnelle, vivant dans une famille d’obsessionnels. Dans sa préface, Julien Green souligne que son roman a été souvent accueilli, à son grand dam, par le signalement de son caractère freudien. Étonnamment, c’est plus encore son caractère anachroniquement « lacanien » qui va nous intéresser ici.
Adrienne Mesurat est un roman borroméen. Partant d’un trio de personnages liés étroitement les uns aux autres, Green va défaire le nœud qui les tient à la manière d’un nœud borroméen* – passion de Jacques Lacan – c’est-à-dire en défaisant un anneau du nœud qui libère du coup les deux autres. La métaphore du nœud borroméen est encore plus frappante quand on sait que, pour Lacan, les trois anneaux (ou maillons) du nœud symbolisent le Réel, le Symbolique et l’Imaginaire. Or il est entendu en psychanalyse que la folie tient à la confusion de ces trois ordres. Adrienne Mesurat, au long de ce roman, va peu à peu fusionner (« confusionner ») les trois, s’écartant tragiquement de leurs dimensions propres.
La propriété fondamentale du nœud de Borromée est que, quand on coupe n’importe lequel de ses maillons, les deux autres se libèrent. La famille Mesurat, vivant au début du XXème siècle dans une petite bourgade de province – en fait en Seine et Oise avant la notion de « région parisienne » – est composée de trois personnes : le père Mesurat, vieux bonhomme maniaque et autoritaire, Germaine, « vieille fille » d’une quarantaine d’années souffrant d’on ne sait trop quelle maladie chronique, et la jeune fille de 18 ans, Adrienne, notre héroïne. Et c’est bien au départ de l’un des trois éléments du « nœud », Germaine la fille aînée, que le trio tout entier éclate, entraînant dans sa disparition la tragédie qui va frapper la famille Mesurat.
Dans un tableau saisissant de la province française, Green distille le poison qu’elle diffuse chez les Mesurat : l’ennui, la répétition, les rituels éternellement ordonnés. Certains critiques ont évoqué (c’est sempiternel dès lors qu’un livre parle de la province) Madame Bovary. Le personnage d’Adrienne en est de fait très éloigné. Certes, elle est assaillie par la monotonie, par le thrène que semblent scander les jours de tristesse et de désœuvrement infinis. Mais elle ne rêve pas d’ailleurs, son esprit ne court pas vers des horizons autres où l’herbe serait plus verte. Le seul moment d’éloignement qu’elle entreprend – et qui la mène à quelques kilomètres, Montfort-L’Amaury puis Dreux – dure deux jours et s’achève par un retour précipité vers la maison familiale, la « villa des charmes ».
L’évasion, pour Adrienne, tient en son incapacité à vivre la réalité. Elle ne vit intensément que des passions inventées, imaginaires, marquées par leur absence de toute vraisemblance. Le grand amour de sa vie est un obscur (et laid) médecin quadragénaire, le Docteur Maurecourt, qui habite une villa en face et qu’elle n’a jamais rencontré de sa vie. Elle l’a juste croisé un jour alors qu’il passait en calèche devant elle dans une rue. L’homme lui a alors fait un bref signe de salut et, depuis, elle l’aime plus que tout au monde. Une vénération obsessionnelle et invraisemblable, qui guide désormais son âme et ses pas dans le bourg, jusqu’à des pèlerinages d’adoration devant la demeure du docteur.
Le lendemain, elle attendit la nuit avec une impatience et une joie qu’elle eut peine à réfréner devant sa sœur et son père, et elle retrouva son poste au coin des deux rues dès qu’il fut possible de sortir sans éveiller l’attention. Devant cette petite maison blanche et sa fenêtre allumée, elle se sentait heureuse. « Il est là, pensait-elle, je le sais ». Et d’une façon inexplicable, cette certitude était un gage qu’on lui aurait donné, une promesse que Maurecourt lui-même lui aurait faite.
Commence alors un jeu de regards et de déplacements, donnant au roman une incroyable dimension topologique et topographique. Adrienne devient le point central d’angles de vue divers ayant tous pour but unique d’apercevoir la villa du docteur : courses éperdues dans les rues alentour pour en voir tous les côtés, recherche de points de vue à partir des fenêtres de sa maison, la jeune fille tisse des fils directeurs dans lesquels, peu à peu, elle s’enferme. On a dit plus haut roman borroméen, on peut aussi dire roman topologique dans lequel les noms de rues et de maisons recréent à partir de l’existant une topographie imaginaire, dictée par l’obsession d’Adrienne.
Parfois un éclair de lucidité vient secouer la jeune fille. En vain.
Il faisait assez clair pour qu’elle vît le pavillon dans tous ses détails. Tous les jours, maintenant, il prenait dans son esprit un sens plus net. Elle l’avait considéré d’abord avec une curiosité inquiète, elle courait maintenant vers lui comme vers un refuge. Était-elle folle ? Quelle joie trouvait-elle à contempler cette maison banale ? Si encore la personne qui l’habitait avait pu lui venir en aide, mais cette personne ne la connaissait pas. Et puis qu’est-ce que cela voulait dire : venir en aide ? Venir en aide contre quoi ?
La confusion des ordres Réel/Symbolique/Imaginaire trace peu à peu, implacablement, le destin d’Adrienne, l’entraînant vers des actes irrémédiables et vers l’inéluctable horizon de la folie.
Adrienne Mesurat est assurément l’un des très grands romans français de tous les temps. C’est aussi, probablement, l’un des plus sous-estimés. Il est temps de lui rendre sa place au panthéon de nos grands ouvrages.
Léon-Marc Levy
* Nœud borroméen : En mathématiques et plus précisément en théorie des nœuds, les anneaux borroméens constituent un entrelacs de trois cercles (au sens topologique) qui ne peuvent être détachés les uns des autres même en les déformant, mais tel que la suppression de n’importe quel cercle libère les deux cercles restants.
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