Aby Warburg, Der Bilderatlas Mnemosyne (The Original), Roberto Ohrt, Axel Heil (par Jean-Paul Gavard-Perret)
Aby Warburg, Der Bilderatlas Mnemosyne (The Original), Roberto Ohrt, Axel Heil, éd. Hatje Cantz, Berlin, 2020, 184 pages, 200 €
Aby Warburg : La Science de l’image
I
Depuis Platon on affirme que l’image est mauvaise. Elle séparerait de l’être. Ne donnerait de lui qu’une apparence et non un apparaître. Or toute image est apparition. Néanmoins beaucoup d’historiens de l’art restent des platoniciens : Jacques Lanzmann en est l’exemple parfait. Il est l’envers du plus grand penseur du XXème siècle de l’image : le nietzschéen Aby Warburg.
Face aux philosophes il a posé les questions essentielles : le vrai témoin est-ce l’image ? L’image est-ce le seul témoin ? Tout le reste est spéculation. Warburg a donc introduit un speculum dans le mental des fornicateurs des icônes. Son atlas – Mnémosine – est la balustrade qui surplombe l’histoire de l’art.
C’est aussi une trame. Tous les supports s’y mêlent dans un fleuve de mémoire. S’il avait pu poursuivre, il aurait tout dit de la Nymphe : de la « Ninfa » antique, aux fées clochettes, de la Gradhiva de Freud à la Gradisca du Fellini en passant par les serpillières qui dans les rues de Paris font dériver l’eau des caniveaux. Preuve que son travail intellectuel est à poursuivre et bien sûr A NE PAS ECRIRE comme lui-même y est parvenu.
II
Le travail intellectuel est un travail manuel : il s’effectue avec les mains, des outils, des machines. Le texte se fabrique sans architecture préalable. Il avance par les problèmes qu’il soulève en avançant parfois sans jamais se publier.
Aby Warburg reste à ce titre le plus grand philosophe de l’art sans avoir publié de livres. Des centaines de milliers de ses pages, ne restent qu’une trentaine d’articles. L’auteur reste l’anti-chercheur universitaire. Celui qui n’écrit pas. Celui qui n’écrit pas de pensums. Il déchiffre. Par bribes, morceaux, pans, coutures et dé-coutures. Rien de structuré. Des idées, des fusées : oui. Pour lui le livre est un objet sans sens, l’écriture : des lignes sans objet.
Au livre, Aby Warburg préfère la psychose. Il ne s’agit pas de légender l’histoire de l’art mais d’en montrer les processus de légendes par des rapprochements qui n’ont d’intempestifs que l’apparence. « Ecrire » c’est pour lui revenir ou plutôt retourner. Par associations avec liberté et rigueur. La réflexion devient divers types de questions : celles du lien, du cadre, du lieu, des matières, du corps.
III
Au moment où l’art offre de moins en moins d’inquiétudes où il est valorisé, se pose la question même de sa valeur. Didi-Huberman rappelle cette anecdote : venant avec une amie chez Hantaï, le peintre surpris de la présence de la femme lui offre un tableau : « si j’avais su que vous veniez je serais allé chez le fleuriste ». Le tableau est une fleur. Ce tableau vaut désormais plusieurs millions d’euros…
Tant d’argent pour un tableau. Tant d’argent pour une fleur. C’est rien du tout un tableau. C’est inestimable un tableau – valeur de la valeur.
IV
Hantaï est devenu une mémoire magnifiée, objetisée, avec grosse valeur ajoutée. Mais pas forcément la bonne. Son œuvre reste avant tout une pensée en développement. Il continue le chemin de Warburg. Comme l’historien allemand, il alla chez les Indiens d’Arizona pour comprendre la peinture des Florentins de la renaissance. Botticelli en particulier (on refusa sa thèse sur le peintre : elle était trop mince…).
Il restera l’historien sans texte mais avec un atlas. Mnémosine demeure la plus immense des cartographies du monde entre les livres et les images.
Les planches sont une sublime construction mentale entre le texte et l’image.
V
On regarde une image avec des mots. Dans chaque mot il est question d’image. Preuve qu’à l’origine n’est pas le verbe. « L’espace littéraire » dont parle Blanchot est toujours second.
Photothèque, Bibliothèque : ces deux lieux sont idem. Pas d’ascendants ou d’autorité l’une sur l’autre. Même si ce couplage et cette réciprocité est difficile à avaler. Crédibilité et manque de confiance y sont présents de manière égale.
L’image est un langage, la langue est une image. Deux manières de poser des problèmes. Et non de les résoudre.
Mnémosine est à ce titre édifiant. Il s’agit de LA recherche limite et non intégrale. L’atlas pose des problèmes à coups de planches qu’il assène : La chaire de Saint Pierre, un Raphaël, une photo du Mussolini avec le Pape et des gravures antisémites de la renaissance sur le statut de l’Eucharistie et les « assassins d’hostie » qui le faisaient saigner et furent brûlés, créent une concentration de motifs.
Warburg s’y montre tel quel : en modestie totale (à part une légende et l’agencement implicite rien ne sera écrit), et une ambition absolue : en une planche, d’un thème tout sera « dit ».
Des centaines milliers de page se concentrent en moins de 100 planches sans mots ou métaphysique.
Pour lui, si comprendre une image passe par la philosophie, comprendre la seconde passe surtout par la première. Warburg crée les instruments de la liberté.
VI
Il ne sépare pas les images quels que soient leurs âges et leurs degrés (du chef d’œuvre au timbre-poste). Mais de plus l’image n’est pas une sphère séparée.
L’image est l’être manifesté, le mot ou le concept dévoilé. Elle n’est pas un spectacle. Mais un lien. Elle n’est pas le spectacle du séparé. Sinon le séparé du pouvoir.
C’est à partir de là que la réflexion reprend, qu’il faut toujours recommencer et caresser la vierge toujours mouillée.
Jean-Paul Gavard-Perret
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