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A propos de La Méduse, Chronique d’un naufrage annoncé, Olivier Merle, par Sandrine Ferron-Veillard

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard le 21.09.17 dans La Une CED, Les Chroniques, La rentrée littéraire

La Méduse, Chronique d’un naufrage annoncé, Olivier Merle, éd. de Fallois, septembre 2017, 380 pages, 22 €

A propos de La Méduse, Chronique d’un naufrage annoncé, Olivier Merle, par Sandrine Ferron-Veillard

 

« Déjà, La Méduse franchissait la rade de l’île d’Aix et s’orientait vers la haute mer. Dans son sillage, les trois autres navires de l’expédition suivaient. La corvette L’Écho, commandée par le capitaine François-Marie Cornette de Vénancourt (…), talonnait La Méduse. Un peu en arrière se trouvait le brick L’Argus dirigé par le lieutenant de vaisseau Léon Henry de Parnajon. Enfin, conduite par le lieutenant de vaisseau Auguste Marie Gicquel des Touches, la flûte La Loire, très mauvaise voilière et déjà à la traîne, tentait lourdement de ne pas se faire distancer. Debout sur le gaillard d’arrière, le capitaine Hugues Duroy de Chaumareys regardait les trois autres navires que La Méduse devançait. « C’est moi le chef de cette escadre, se répétait-il, et son cœur se gonflait de vanité ».

Très tôt, trop tôt, La Méduse se sépare, prend de la distance, se désolidarise. Hisse les voiles pour s’éloigner. Sa figure de proue a toujours eu cette triste figure, une mauvaise tête selon les dires de certains matelots.

17 juin 1816. Quatre-cents personnes. Soldats d’infanterie, commandants, lieutenants, gabiers, matelots, ouvriers, paysans, artisans, géographes, les chirurgiens dont l’habilité est notoire, des ingénieurs « affairés », des savants, des fonctionnaires, quelques épouses, quelques enfants, des civils et autres « inactifs », un capitaine et un gouverneur mandaté par Louis XVIII. Quarante-sept mètres de long, environ, douze de large, le corps de la frégate et ses strates sociales, hermétique assemblage dont l’enjeu est d’explorer le Sénégal, voire le conquérir, le reprendre surtout pour le bien du commerce et les bénéfices de l’exploitation des hommes. La Monarchie est restaurée. Les Anglais ont consenti à rendre aux Français les établissements dits « possessions françaises » (traités de Paris, 1814 et 1815).

La liste des invités sélectionnés au premier dîner signe le premier acte du livre. Ils se jaugent, ils évaluent les nuisances à venir, les inévitables médisances, ils sont les seuls à être informés des visées politiques réelles. Présage du drame à venir et de son scandale ?

Les haines entre bonapartistes et royalistes enflent, à bord sont manifestes. Le premier lieutenant et le deuxième lieutenant s’opposent. La Méduse tiraillée.

L’intérêt du livre ?

L’auteur d’abord. Sa fidélité (à son éditeur aussi dont nous connaissons la qualité des parutions), la rigueur de son travail et son acuité visuelle. Lire entre autres Noir négoce (éditions de Fallois, 2010). Les architectures marines. Les odeurs et les bruits à bord. Le choc de la mer, le claquement du vent, des mètres carrés de voiles battues, les cordages que les marins manipulent comme autant de décors de théâtre. Les règles, les cris, les langues. Les mains pour se retenir, pour faire les nœuds, les mains râpées. Une mer étale opposée aux organes des corps.

Le sel qui ronge, les planchers et les bois qui travaillent et les hommes à la barre, sur les trois mâts et sur les ponts vus au-dessus, vues d’ensemble, celles qu’offrirait une maquette à l’échelle, savamment réalisée. Maquette et plans de coupe où chaque compartiment du navire a sa ligne, sa vie particulière ici décrite.

Les conforts irréguliers, le mobilier étudié, les objets embarqués. Les cartes à bord de La Méduse sont malheureusement obsolètes. Les outils, les habits, la vaisselle, les coutumes. Les traditions pour pallier l’ennui comme autant d’exutoires, passer le tropique en baptisant chaque novice et recomposer chaque instant de la vie passée, chaque repère désormais réinventé à la seule échelle d’une journée. Les rêves des taciturnes mis en scène ou les mirages des conteurs de récits. Les us et les passages imaginaires. Les hommes cherchent à s’aménager un espace, hommes qui n’ont de commun que la précarité du sol et la délivrance de la destination.

La respiration des hommes que la promiscuité amplifie. L’humidité permanente, chaude ou froide, les entrées d’eau, les lavages des ponts journaliers, le labeur des matelots, la maigre solde et le vêtement élimé, le manque de linge de rechange, le manque d’hygiène. Le sel et la soif.

Charles Brédif, l’oncle de Marie Brédif, l’arrière-grand-mère de l’auteur voyage un carnet à la main. Un homme curieux, attentif aux ambiances et aux changements de son temps, aux découvertes majeures de son siècle. Le regard/photographe, le narrateur, l’élément conducteur de la première partie du livre. Comprendre, classifier, prendre. Hélas les erreurs de jugement s’accumulent. La bêtise et l’incompétence, l’entêtement, les conflits entre l’état-major et les ordres contradictoires d’un capitaine à la dérive. Son manque cruel d’honneur. Les funestes accointances et les préjugés. Charles Brédif consigne.

L’expérience des officiers, l’épreuve du large, ses valeurs et ses bancs de sable or ceux qui alertent se tiennent du « mauvais » bord politique. Charles Brédif transcrit, l’urgence, l’impatience du gouverneur quitte à nier l’évidence ou le danger.

« Nous sommes au XIXe siècle tout de même ! »

Hélas.

« Déjà la clarté du jour diminuait. La Méduse s’était échouée peu après trois heures de l’après-midi. On avait tergiversé et les courtes journées de la zone tropicale laissaient entrevoir qu’aucune action ne pourrait être menée à bien avant la nuit (…) la frégate était trop chargée pour être halée sans délestage. Or, à ce sujet, on n’avait encore rien décidé. Pire, on avait résolu de ne pas jeter des canons et des boulets inutiles – la guerre était terminée – qui alourdissaient pourtant La Méduse de plusieurs dizaines de tonnes ».

Jeter du lest. Jeter les emblèmes royaux. Le carnet de Charles Brédif à la date du 2 juillet 1816 est explicite, l’entière justesse d’une écriture manœuvrant. L’état du ciel. La peinture des éléments. Les visages et la lâcheté des protagonistes, sa multiplicité et la succession malheureuse des choix. Outre la maîtrise des termes de la navigation, le lecteur reconnaîtra la fluidité du ton et le souci de l’exactitude. Celui du carnet et sa continuité subtile dans le texte, la structure des phrases et leur métrique, la tranche effroyable des faits et la décomposition de l’histoire. La surimpression. Une approche tant sensible que « géologique » des faits. Une découpe du récit en deux parties distinctes, la première sur le bateau baptisée « LA MEDUSE. Le lieutenant Espiaux » présentant le décor et les personnages, l’insouciance avant la chute. La seconde « LE RADEAU. Le capitaine Dupont », l’incarnation puis l’arbitraire.

Mais pas seulement.

La liste à nouveau. L’écho du tragique ou son allégorie de la terreur. Les passagers sont répartis entre les canaux de sauvetage, insuffisants et inégaux. Les soldats embarqués dans les cales ne peuvent être évacués, à eux de construire leur propre radeau en démembrant La Méduse ensablée. Les affinités et les vengeances. Scènes endiablées. La panique à l’instar de l’eau qui remonte. Les soldats sortent de l’obscurité et à l’air libre, ils se répandent. Les malles sont mises à sac, les chambres, les cabines, les couchages sont saccagés. Les cris des pilleurs frénétiques, ils se disputent les vêtements, les objets, ils les écorchent, les armes, ils s’en emparent.

Puis le silence.

« C’est en silence que les naufragés du radeau avaient assisté aux hésitations des canots. Puis à leur fuite (…) l’horrible réalité s’était imposée. Ils étaient abandonnés à leur sort ».

Le lecteur appréciera dans cette seconde partie des références, davantage de densité, la spirale ou la lente descente, l’épaisseur du trait, naturellement ayant trait au tableau, page 256. L’horreur de l’homme enchaîné à son humanité or pas seulement. Les hommes sont d’abord si serrés sur le radeau qu’ils ne peuvent s’allonger, les membres sont immergés, entre les planches enserrés, les membres sectionnés, jetés par-dessus bord ou déjà condamnés. Entre les planches les lames, la mer infiltrée, la mer et ses filaments urticants.

Déterminés comme inférieurs, déterminés supérieurs, au centre émergé se placent les tonneaux, les officiers et leurs armes puis les fonctionnaires puis les soldats. Du centre à l’abîme. Les hommes sont si nombreux au départ qu’un numéro leur est attribué pour la distribution des vivres, pour l’emplacement de chacun, attribuer un numéro avant que le rang ne disparaisse. Officiers et sous-officiers, soldats, matelots, civils. Une femme et un enfant.

Les journées sont ponctuées par le rationnement des vivres, à peine quelques biscuits trempés d’abord, la pourriture, bientôt il ne restera que le vin pour unique nourriture. Bientôt nus, ou dépecés, les corps sont démembrés. Tandis que d’autres se suicident en se noyant. Ils sont devenus fous. Ils volent le vin dans les barils. La plus infâme des restrictions attise l’émeute, l’envie, l’ivresse gangrène.

« Le massacre qui avait eu lieu la nuit précédente et qui avait vu périr plusieurs dizaines de soldats ne donnait en aucun cas l’assurance que toute rébellion était écartée. Elle pouvait ressurgir, menée par des hommes qui n’avaient que peu de rapport avec les premiers émeutiers ».

L’amateur notera « ressurgir » écrit ainsi, est-ce là un clin d’œil aux « îlots ressurgissent » de Chateaubriand, notera le soin et la précision de l’auteur quant à conserver là l’écriture, les faits et le contexte au plus près les uns des autres. Toutes les couches de l’humanité enferrée, descendue dans ses enfers, anonyme et dépossédée. Or pas seulement. L’histoire dans les entrailles et non plus uniquement dans les livres est écrite là par ceux qui l’ont vécue, dictant sa diversité, l’expansion du monde et sa classification.

Personne n’oubliera que l’esclavage a été aboli en premier lieu en 1794 dans les colonies françaises mais en 1802 il perdure dans « les possessions » reprises à l’Angleterre. Tous se souviennent donc du peintre, son souci du véritable, de la lumière et du mouvement. Romantique. La mer dans les corps, entiers ou coupés, les lignes classiques, les linges et les voiles déchiquetés. Le lin, le chanvre, le verdâtre, le rouge putréfié, le goudron pour colmater ou assombrir. Le bras levé contre ou vers le ciel. Noir.

Les corps sont boursouflés, décharnés, déchirés. « Secs, sales, collés ». Hirsutes. Les yeux fondent. Le sel corrompt les chairs, dissoutes, l’eau pourrit les peaux. Le soleil. Des lambeaux accrochés au plancher du radeau, il s’assèche, il blanchit, réduit à son squelette. L’eau s’évacue, enfin, il s’allège au fur et à mesure que les morts sont jetés à la mer. On achève les blessés pour économiser le vin. La soif lacère les esprits, l’usage des armes, il faut en finir, balancer les sabres et les baïonnettes, dans les flots laver la honte et la corruption et la mémoire « des scènes sanglantes »

Le silence.

Entre les planches, entre les pages. Les corps n’ont plus assez de souffle pour se dresser, se battre ou vivre, ils sont étendus ou hagards. Des ombres enroulées sur elles-mêmes, des bêtes qui agonisent cachées, chacune cherchant comment survivre encore. Une dizaine de jours maintenant. Se battre maintenant contre la corrosion de ses pensées « les plus amères ». Le dépouillement du rang. La vie d’avant, la terre derrière, la terre qui ne se voit pas, n’est plus, la vie qui ne surgira plus. L’ensemble des tissus et des muscles a disparu pour ne laisser apparaître que l’os à vif, l’os à nu.

Si ce fait est connu par la toile de Géricault peinte en 1818, il matérialise à lui seul le contexte de son époque, incarne ses courants artistiques, cette atmosphère que tout ouvrage historique peinera à pénétrer s’il n’appelle pas l’âme des ancêtres. Convoquer la trace indélébile que laissent les êtres dans leur sillage. Le carnet de Charles Brédif, les Mémoires du capitaine Dupont et le rapport de Jean-Baptiste Savigny pour ne citer que les trois principaux. Le récit a donc d’autant plus de prise que sa structure et sa logique sont terribles et implacables. Bien sûr ne point lever le voile, sur la fin et ses suites l’auteur y veillera, ce que sont devenus le capitaine, Charles Brédif, les survivants, juste en révéler ici l’emprise et le sens donné et l’illustration.

La force d’une image traînant derrière elle son épave et tout le poids de son opprobre. Lorsque le corps voit passer devant lui l’objet de son épreuve. Terrible et implacable. L’épreuve comme une part de lui. Et sentir toujours, presque ou à jamais, sa propre évidence, le battement continu de ses organes pour l’unique volonté de persister ou de maintenir la Vie.

Peut-être fallait-il enfin un roman pour constater l’exploit, saisir l’époque, la regarder dans son intégralité et identifier l’effroi de sa peinture ?

MEDUSE, une des trois Gorgones, la seule qui fut mortelle. Persée lui trancha la tête, qui fut offerte à Athéna.

 

Sandrine Ferron-Veillard

 

Professeur de géologie à l’université de Clermont-Ferrand, Olivier Merle a publié plusieurs romans dont le premier, L’Avers et le Revers, était un hommage à son père Robert Merle.

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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.