A distance suivi d’Annonciation, et Moments. Traversées du temps, Henri Michaux
A distance suivi d’Annonciation, et Moments. Traversées du temps, Poésie/ Gallimard, 2014
Ecrivain(s): Henri Michaux Edition: Gallimard
« Un moment qui traverse la route. Un moment qui n’insiste pas.
Un moment plutôt errant.
Un moment lendemain de grands moments »
(Lieux, moments, traversées du temps)
« Le chemin enchanté des regards
refait le corps admirable, et l’être semblable.
Mais l’automne, mon ami, est mon souci
l’automne, si tu comprends
Douce est l’origine de ailes… »
(Annonciation)
Chemin enchanté de la poésie : ces deux petits opus marquent le 30ème anniversaire de la disparition de l’écrivain. A distance a échappé au hachoir à papier de Michaux, il scellait ainsi et à jamais la destinée de ses manuscrits, d’une feuille dactylographiée faire des fragments, et transformer des fragments d’écriture en poussière de papier. Publié une première fois en 1996, A distance est repris aujourd’hui par André Velter dans sa collection Poésie/Gallimard. L’occasion si besoin était de vérifier ligne à ligne l’étendue vocale – il s’agit bien de cela – du poète, voix profonde et sourde qui se noue dans la solitude – être à la hauteur des hauteurs les plus glaçantes – sa face est dans la tristesse / la tristesse est dedans / dedans, dedans : dedans le désespoir / et le désespoir est dans son élément. Voix noire de tambour – qui donne le tempo à la phrase, qui tourne et retourne autour des mots, comme s’il s’agissait de se débarrasser de quelque envoûtement – Quelqu’un, pensant, s’éloigne / Quelqu’un, pensant, se rapproche / Quelqu’un, pensant, se renforce / Quelqu’un, pensant, s’affaiblit et s’anémie. Voix légère, à peine audible, venue de loin, de très loin – passions de géographe et d’aventurier – qui dit dans un quasi silence ce qu’il est éblouissant de voir – Présence / connivence, / réponses ectoplasmiques. / Vie dessinée en plaines / en forme d’arbre / en démons. Voix coupante, cassante, lancée comme une flèche – Libéré / des mots d’abord / des mots / gestes plutôt que signes / départs plutôt qu’annonces. Voix de joie qui s’offre comme un baiser, chante et enchante – Ses légers seins ocres m’appellent / m’ensoleillent / m’ensorcellent / jardins de noces, épées de lys.
« Ennoblie par une trace d’encre, une ligne fine, une ligne, où plus rien ne pue
Pas pour expliquer, pas pour exposer, pas en terrasses, pas monumentalement
Plutôt comme par le Monde il y a des anfractuosités, des sinuosités, comme il y a des chiens errants » (Lignes).
Chemin enchanté de la calligraphie d’Henri Michaux, l’encre noire qui s’expose doublement, la plume qui dessine, trace, griffe et s’arrondit autour du mot et laisse la phrase s’y glisser – Oblique / leur ombre longue / traversant les rues sans passants / dans l’espace désert / telle une jetée insensée s’avance.Chemin des rencontres, celle décisive avec Zao Wou-Ki, comme il y a des rencontres avec les contrées lointaines du rêve, avec ou sans substances (ces effervescences), ou d’autres plus végétales et montagneuses (l’Amérique lointaine) – Bonheur / bonheur profond / bonheur semblable à la lividité –Du ciel d’autrefois / bu jusqu’à la lie / des objets tombent / c’étaient des oiseaux – Sur la toile blanche du monde / il va faire quelque chose / Il est décidé / Pour le moment / il marche.
Deux opus, pour emprunter les chemins de Michaux, du chant au dessin, où l’esprit, le corps, les réflexes ne sont jamais en sécurité (André Velter), où chaque mot, chaque phrase, chaque sensation, chaque couleur, chaque vision, chaque souvenir, chaque son (faire entendre les mots dans leurs dissonances) semblent suspendus, en déséquilibre, en chute libre. Rien n’est plus stimulant pour l’œil et l’oreille – Le froid est en moi, vous qui criez près de moi / Je quitte la maison aux mille gammes / Dans mes nerfs sans graisse / le chariot de vos bruits fonce méchamment.
Lire Michaux relève à chaque fois de l’expérience des limites, et Lautréamont n’est jamais très loin de ses écarts et ses éclats (le ressac de l’océan), expérience de la Mescaline, de l’Asie ou de l’Equateur, de la peinture, du dessin, de la plongée en apnée dans l’Ailleurs imaginaire, il habite la lumière, et il n’y a pas de raison d’être surpris si l’on est aveuglé et si l’on garde longtemps au fond de la pupille la trace blanche et troublante de sa poésie.
Philippe Chauché
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