33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Richard Hoggart (par Yasmina Mahdi)
33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, Richard Hoggart, trad. Claude et Christiane Grignon, préf. Bernard Lahire, 432 p., éd. Hors d’atteinte, 2025, 21 €

Transfuge de classe
Richard Hoggart, né en 1914 dans une famille ouvrière de Leeds est décédé en 2014. En 1976, il a dirigé le Goldsmiths College de Londres. Il est considéré comme l’un des fondateurs des cultural studies. Son ouvrage admirable, 33 Newport Street. Autobiographie d’un intellectuel issu des classes populaires anglaises, publié en 1988, est considéré aujourd’hui comme fondamental pour la sociologie, et figure toujours dans les programmes universitaires. Son influence a été majeure pour la sociologie française.
Le grand sociologue anglais, par ce récit autobiographique singulier, inaugure une archéo-anthropologie pionnière de la classe ouvrière, elle dont l’histoire s’enfouit avec la mort de ses membres : « À part ce qui est transmis oralement, les classes populaires n’ont presque aucun sens de leur propre histoire ; et cette histoire est en général décousue, confuse et vite perdue lorsqu’ils remontent à des années qu’ils n’ont pas enregistrées ».
Leeds, qui est la toile de fond de l’ouvrage, est le lieu habité par la working class (ici, les masses britanniques paupérisées), dont les habitants étaient parfois de souche paysanne, les familles nombreuses allant jusqu’à douze enfants, vivant dans des logements exigus et insalubres, et subissant le spectre du chômage et de la faim. Autre fléau récurrent : l’alcoolisme.
Enfant, Richard Hoggart assiste à des disputes fréquentes, mêlées de litanies, de reproches, qui « sont comme des devises imprimées au fer rouge dans la mémoire ». Les femmes surtout, la grand-mère bienveillante, les deux tantes, l’une explosive, et au contraire, l’autre, aimante, dominent ce milieu « enfamilialisé ». Il va donc trouver une échappatoire à travers l’étude, au lycée puis à l’université. Des frontières sont dressées à l’intérieur de la ville de Leeds entre les classes les plus pauvres, les déshérités, et celles « de ces quartiers où prédominent la toute petite bourgeoisie et les classes populaires respectables ». L’expérience d’être issu de la classe ouvrière et d’avoir franchi les étapes de que l’on appelle la réussite est unique et rare, et fait de Richard Hoggart un transfuge de classe.
Avec le manque de qualification des manœuvres, le déterminisme social est très marqué dans les années 1930. Les ouvriers ne mangent pas à leur faim, et il y a seulement à déjeuner « du thé, du pain et du lard ». Hoggart dessine la géographie de ce coin de l’Angleterre, décrit la distribution spatiale et ethnique des quartiers : « Sheepscar, un quartier juif qui abritait en majorité des ouvriers du vêtement […] qui vivaient alors dans des cours et des ruelles fétides ». À Hunslet, les divisions se font par rues dans les quartiers (des frontières invisibles) : « Ce quadrillage subtil, par identification possessive, s’étendait à tous les commerces locaux ». Les repères de la jeunesse de Hoggart sont « les pubs, les églises et la bibliothèque municipale (les boutiques du coin (…)) […] la coopé […] dans notre cas, la chapelle méthodiste primitive sur Jack Lane […] le centre social et récréatif pour le quartier ». En comptant sur la probité (l’interdiction de se rendre au pub) « dans un monde entouré de tant d’inhibitions concernant la sexualité (et l’argent, et la boisson) ». Hoggart remonte dans ses souvenirs quand sa mère était vivante, nous fait visiter son logis dans lequel « la clôture physique reflétait notre culture psychologique », dans « une des plus grandes cités de l’un des continents les plus riches de la terre » - un dénuement choquant au vu des richesses et des possessions de la monarchie britannique, une injustice criante. Il analyse les sociolectes de l’Angleterre, et il déteste autant les manières de la gentry, notables hautains, que « les airs de ceux qui se sentent supérieur et le genre miteux invétéré [de] nombre de gens des classes populaires ». Il combat ainsi tous les stéréotypes.
Ainsi, le sociologue anglais étudie les us et coutumes des ouvriers, leur langage, les marques de leur appartenance sociale, « les stigmates de classe », sous-tendus par une morale relativement rigide par les rapports entre voisins, et dans sa famille, par la religion, les « principes de l’Église méthodiste primitive ». Notons un morceau du très beau chapitre sur la fête : « il y avait […] le temps aussi de s’arrêter et de savourer l’odeur si reconnaissable de la fête foraine : une odeur d’huile de moteur chaud, de mâchefer, de pommes caramélisées, de gaufrettes au gingembre, de purées de pois, de coques et de bigorneaux au vinaigre. À tout prendre, un cocktail épouvantable et qui pourtant évoque, plus que tout autre mélange, la vie des classes populaires anglaises […] Les odeurs, les bruits, les lumières : ils formaient et ont dû former durant des siècles la triade principale des fêtes foraines ». Une part de bonheur et de rêve…
Hoggart évoque également le mode de vie des mineurs dans la seconde moitié des années 1930 : « Les rangées et les cercles de maisons de briques des mineurs ressortaient comme des zébrures sur la campagne déjà ravagée, sans faire partie ni se confondre avec elle […] c’étaient des travailleurs manuels dans la grande industrie lourde ; ils ne vivaient pas dans des villages, mais dans des blocs spéciaux de logements sociaux modernes ». Il observe que « la plupart des gens de notre coin étaient nationalistes, monarchistes, sans programme et apolitiques ». Ce qui génère « le soupçon […] profondément enraciné de rancœur […] le ressentiment, la crainte et la suspicion » notamment envers les Irlandais et les Juifs, ces « étrangers » considérés comme des « intrus », jugements mêlés à un sentiment de respect « pour leur volonté de travailler dur », et à une certaine fascination.
Le sociologue incrimine le manque de responsabilité des architectes : « aucun style de vie décent ne peut être greffé sur des ensembles en béton ». Son constat est sans appel : « les grands ensembles devinrent les repaires de la petite délinquance, des endroits où les filles doivent être prudentes dans le noir ». (Une allusion au viol ?). Les inégalités de classe, de genre, d’origine ont été (et restent encore) des freins pour le développement des intelligences et des talents des enfants de la classe ouvrière, ainsi que leur accession aux études supérieures : « La plupart de ces élèves disparaissaient après le brevet ». D’où la discrimination…
Richard Hoggart doit beaucoup à l’amour des livres et à la fréquentation des bibliothèques, ainsi qu’au soutien de ses professeurs : « À la fin de ma seconde, je savais que, de tout ce que j’apprendrais à l’école, la littérature, et par-dessus tout la poésie, serait ma passion dominante ». Les différences de revenus, d’éducation, d’emploi et de modes de vie sont flagrants à travers les catégories de population, entraînant en chacune d’entre elles des niveaux de vie, des salaires et des biens en inadéquation. Hoggart le précise ainsi : « Mais les grandes corrélations entre la famille, le quartier, l’argent, la classe sociale et la prime éducation d’une part, et les chances intellectuelles, scolaires et professionnelles de l’autre, demeurent très fortes ».
Comme le souligne Bernard Lahire dans sa préface, l’on peut trouver dans 33 Newport Street, « le subtil mélange de récit et de réflexivité sociologique, les mots justes pour dire l’expérience vécue par tous les déplacés sociaux ». Ce livre est aussi une œuvre littéraire à part entière, fortement empoignante.
Yasmina Mahdi
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