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Wuhan, ville close. Journal, Fang Fang (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier le 05.10.20 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Wuhan, ville close. Journal, Fang Fang, traduit du chinois par Frédéric Dalléas et Geneviève Imbot-Bichet, Paris, Stock, collection « La Cosmopolite », paru le 9 septembre 2020, 23 €.

Wuhan, ville close. Journal, Fang Fang (par Gilles Banderier)

 

 

Le monde entier connaît désormais, pour le maudire, le nom de Wuhan. Le 28 décembre 2019, le Dr Ai Fen, directrice des urgences à l’hôpital central, attirait l’attention de ses collègues sur l’apparition, trois semaines plus tôt, d’un virus à la fois inconnu, dangereux et contagieux. Les éléments qu’elle avait divulgués furent repris et plus largement diffusés par un ophtalmologue du même hôpital, le Dr Li Wenliang, ce qui lui valut des ennuis avec les autorités. Aucune dictature, si rigide soit-elle, ne peut empêcher la propagation d’un virus. La suite appartient à l’Histoire en train de s’écrire et le Dr Li Wenliang mourut à trente-trois ans, emporté par cette nouvelle maladie. Les autorités chinoises décidèrent de placer Wuhan en quarantaine – trop tard pour empêcher le virus de se répandre dans le monde.

Pendant cette période de réclusion collective (du 25 janvier au 24 mars 2020), Fang Fang publia sur les réseaux sociaux un long billet quotidien. Elle se définit comme « une authentique Wuhanaise » (p. 103) et a passé la quasi-totalité de son existence dans cette ville moyenne (neuf millions d’habitants, tout de même), dont elle fait un éloge vibrant à la fin de ce livre, qui recueille ses chroniques écrites jour après jour. Il n’est pas sûr que la prose de Fang Fang parvienne à attirer les touristes à Wuhan, « cette métropole tentaculaire, formée de la réunion de trois villes à l’agencement complexe et d’un enchevêtrement de rues et de ruelles anciennes » (p. 235), mais la question n’est plus là.

Ces textes furent donc publiés sur les « réseaux sociaux » de la plus grande dictature au monde, qui a réussi l’exploit douteux d’amalgamer ce qu’il y a de pire dans le communisme à ce qu’il y a de pire dans le capitalisme. Tout ce qui s’y publie, de façon traditionnelle ou sur la Toile, est étroitement surveillé et Fang Fang a vu plusieurs de ses articles disparaître à peine mis en ligne (mais ils avaient déjà été repris par d’autres internautes, sur d’autres sites).

L’auteur écrit dans une situation paradoxale : elle est seule chez elle, isolée, n’a plus que de rares contacts réels avec ses voisins et ses amis ; elle dispose cependant d’un accès à l’Internet, qui lui sert de fenêtre sur le monde. En Chine, la Toile est une fenêtre avec des barreaux. Fang Fang a échappé aux débats sur l’hydroxychloroquine, mais elle ne souffle mot de l’origine probablement artificielle du virus, élaboré dans un laboratoire militaire de Wuhan, une idée qui circulait hors de Chine au moment où elle tenait son journal. Elle mentionne en passant les Jeux militaires mondiaux (p. 49), sans évoquer leur rôle dans la dissémination planétaire du virus. Elle n’est donc pas comme Fabrice à Waterloo, mais sa perception subit les distorsions propres à ceux qui chaque jour et tous les jours passent des heures sur l’Internet, où les flatulences éphémères des « réseaux sociaux » se transforment en événements géologiques. Fang Fang se montre étonnamment critique, non à l’égard du régime chinois dans son ensemble (« je me sens toujours en accord avec le gouvernement, sans aucune ambiguïté. Je me conforme sans réserve à chacune des décisions prises par les autorités », p. 84-85), mais vis-à-vis des seuls responsables wuhanais. Or la Covid-19 pourrait bien être, comme Tchernobyl, moins une tragédie de la nature ou de la technologie qu’un drame de l’idéologie.

Cela observé, les démocraties occidentales ne sont pas exemptes de tout reproche et deux choses ne peuvent manquer d’être relevées.

La première est qu’il ne s’est visiblement trouvé personne, en France, parmi les hautes sphères de l’État, pour lire ce qui se publiait en Chine, les textes de Fang Fang ou d’autres. Sans doute est-ce dû au préjugé qui envisage la Chine comme une fourmilière humaine tout juste bonne à fabriquer des produits pas chers, de piètre qualité, et à acheter des Airbus, en oubliant le très haut niveau d’éducation des Chinois ayant fréquenté l’Université (un niveau bien supérieur à celui de nos étudiants). Car il est patent que la France a commis les mêmes erreurs que la Chine, avec plusieurs semaines de retard, mais les Chinois ont l’excuse d’avoir été aux premières loges, tandis que la France aurait pu prendre des mesures inspirées de l’expérience chinoise. L’effet de décalage peut être involontairement drôle : dans son allocution télévisée du 12 mars 2020, le président français a déclaré qu’il fallait vaincre la Covid « quoi qu’il en coûte » (expression employée à trois reprises). Deux semaines plus tôt (27 février 2020), Fang Fang avait rapporté cette boutade circulant sur l’Internet chinois : « Quand vous entendez dire “Nous vaincrons à tout prix”, n’allez pas imaginer que vous êtes ce nous, mais plutôt ce à tout prix » (p. 193-194). Une des rares différences fut qu’en France, aucun hôpital ne s’effondra sur les malades (p. 273). Peut-être même les épidémiologistes pourront-ils tirer profit de ce journal, car il semble que le virus ait touché à Wuhan beaucoup de personnes jeunes (ainsi, p. 124) et que des cas de réinfection y aient été signalés dès mars 2020 (p. 365).

Le second point est plus troublant, voire inconfortable. Que les autorités chinoises aient menti à leur peuple, c’est l’évidence, notamment lorsqu’elles déclarèrent avec aplomb que le virus ne se transmettait pas d’humain à humain (p. 8 et 196). On sait que le mensonge est consubstantiel à la dictature. Mais, sur ce rapport à la vérité et au mensonge, les démocraties présentent-elles un visage plus propre ? Indéniablement, la réponse est non. Il ne serait pas difficile d’énumérer les mensonges déversés dès le début et qui ont, de manière prévisible, alimenté un solide courant de défiance. « Nous avons cru que les plus hauts responsables politiques du Hubei n’oseraient jamais traiter une affaire de santé publique de manière légère et irresponsable » (p. 12). Cela ne vaut pas seulement pour la province du Hubei… Et il fallut mettre en place les mêmes restrictions qu’en Chine rouge (« plus personne ne peut sortir de chez soi, sauf obligation professionnelle ou mission d’intérêt public. Et encore, il faut une autorisation de circuler », p. 134).

Par bien des aspects, ce volume se rapproche du reportage de guerre, mais une guerre menée avec les moyens du bord, grâce à l’héroïsme des médecins, contre la couardise de l’administration et un ennemi invisible, dont on ne remarque la présence que lorsqu’il est trop tard.

 

Gilles Banderier

 

Née en 1955, Fang Fang est une figure emblématique du courant néo-réaliste en Chine. Ont été publiés en français Soleil du crépuscule (1999), Début fatal (2001) et Funérailles molles (2019).

 

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).