Un poème au milieu du bruit, Lectures silencieuses, Antoine Boisclair (par Jacques Desrosiers)
Un poème au milieu du bruit, Lectures silencieuses, Antoine Boisclair, Éditions du Noroît, 2021, 240 pages, 25 €
Ce recueil qui se présente comme une simple collection d’essais pourrait servir d’introduction à la poésie. L’auteur a beau se limiter à une poignée de contemporains, il dégage de leurs poèmes des thèmes soit rattachés depuis toujours au cœur même de la poésie (le temps, la mort, la nostalgie), soit proches des grandes préoccupations actuelles (l’écologie, la métamorphose des villes, l’engagement politique). Sa palette est large : poésie américaine, mexicaine, québécoise, française, antillaise, polonaise, portugaise, géants comme Pessoa ou Szymborska, poètes connus (Yves Bonnefoy, Gaston Miron) à côté d’autres qui nous sont moins familiers (comme Derek Walcott ou Amy Clampitt). Sans parler de tous ceux qui surgissent au fil des pages, de Guillaume de Machaut à T. S. Eliot. Sa sobriété de ton donne à ses textes quelque chose de clair et tranquille qui nous fait entrer de plain-pied dans les poèmes. À la fin de chacun de ces dix-huit courts chapitres, on a très bien saisi ce qui est en jeu dans les vers qu’il vient de passer au peigne fin.
Ses analyses sont d’autant plus fines qu’il évite la paraphrase (ce « veau d’or de la critique adoratrice », écrit Jacques Brault dans Images à Mallarmé). Il faut lire le chapitre entier qu’il consacre à un petit quatrain haïkuesque de Philippe Jaccottet :
Il y aura toujours dans mon œil cependant
une invisible rose de regret
comme quand au-dessus d’un lac
a passé l’ombre d’un oiseau
qu’il examine avec une attention aux détails digne de Jakobson et Lévi-Strauss dépeçant Les Chats de Baudelaire.
Il ne manifeste jamais crûment son enthousiasme. En revanche, il ne craint pas la polémique. Pour lui, la poésie ne se laisse approcher que dans une bulle de silence et non dans le brouhaha d’un spectacle – d’où le titre du livre. Il est las de l’oralité en poésie. À sa manière pascalienne, Un poème au milieu du bruit est comme un acte de résistance à la poésie performée en public. Je ne sais pas s’il irait jusqu’à la condamner, en tout cas il l’écarte de son chemin. Ce n’est pas une foucade, il réaffirme le principe avec insistance tout au long du livre, et son avant-propos est à l’avenant. La poésie concerne au premier chef le lecteur ou la lectrice seule dans son coin en train de lire un poème sur le papier ou la liseuse.
Le belge David Van Reybrouck maintient dans ses Odes que la force de Leonard Cohen venait de ce que ses chansons « émergeaient de tout le tumulte de la musique pop », qu’elles étaient nées « d’un désir de silence dans un monde rempli de bruit ». C’est le sentiment qu’on a en lisant Boisclair, que la poésie qui parle « à voix basse » doit émerger au-dessus du reste. C’est un autre rythme de vie. Il le montre bien quand il explique comment Wallace Stevens crée une fusion entre le poème et la personne qui le lit, ou qu’il plonge dans Plus haut que les flammes de Louise Dupré qui, secouée par sa visite d’Auschwitz, écrit à la limite entre les mots et le silence.
Les poètes sur lesquels il s’attarde lui servent souvent de tremplin pour illustrer sa conception de la poésie. Il n’aime pas l’emphase, se méfie de l’exubérance, vante la retenue et l’observation, la simplicité alliée à la finesse philosophique comme chez Hélène Dorion. Aux poètes qui veulent refaire le monde, il préfère ceux qui l’habitent comme leur maison. Dans une entrevue, il a expliqué que les poèmes à pente philosophique nous gardent « à l’abri des clichés de la poésie militante, de ses travers lyriques ». Mais s’il condamne les excès du lyrisme, il l’admire quand il est dépourvu de narcissisme ; la poésie militante, non, mais engagée, oui. La poésie est là pour nous ouvrir les yeux, et non pour prêcher la vertu.
On comprend entre les lignes qu’il ne prise pas la poésie marquée par la colère ou l’insoumission. C’est sans doute pourquoi chaque fois qu’il évoque le surréalisme – et il le fait à plusieurs reprises dans le livre – c’est immanquablement comme un repoussoir. Par contre il parle toujours avec ferveur du réalisme, surtout côtoyant l’idéalisme comme chez Bonnefoy, le lyrisme et la métaphysique comme chez Walcott ou dans le sublime Bureau de tabac, de Pessoa, dont il fait une analyse remarquable. Comme il met au-dessus des autres les poèmes qui nous donnent à voir le monde, au lieu de nous en éloigner comme chez les surréalistes selon lui, il cite souvent Ponge qu’il voit comme un maître et met généreusement en continuité aussi bien avec les célèbres Notes de chevet de Sei Shônagon (11e s.) qu’avec un recueil d’Aurélie Foglia paru en 2018. Vu le grand nombre de témoins qu’il fait intervenir presque à chaque page, j’ai regretté de ne voir nulle part passer l’immense Michaux, curieux de la place qu’il lui aurait réservée dans son panthéon. En voilà un qui n’était ni réaliste, c’est le moins qu’on puisse dire, ni surréaliste. Mais loin de la réalité ? Voilà une notion qui n’a rien de limpide. Il est bien possible que dans une poésie comme celle de Michaux il y ait trop de secousses au goût de Boisclair.
La précision, la justesse du mot, la lisibilité sont des qualités primordiales à ses yeux. Il nous met en garde contre les poèmes qui nous jettent à la figure des métaphores incompréhensibles, autant que contre la poésie du quotidien. Même la poésie tournée vers le réel brut doit transcender la laideur du monde, au lieu de verser dans la poésie-poubelle. Aussi est-il impressionné par la méditation poétique, comme chez Octavio Paz observant une « rumeur d’eau qui brille » à côté d’un dépotoir à ciel ouvert, ou Amy Clampitt évoquant la mer qui brasse indifféremment pierres précieuses et bouteilles de bière. La poésie est de la littérature, elle ne peut se réduire à une régurgitation de l’expérience empirique.
Antoine Boisclair admettrait sûrement que la poésie a connu de grands moments sur scène. Mais son livre rappelle que la puissance d’envoûtement d’un poème lui est souvent conférée par la voix feutrée du poète, qu’on ne peut entendre qu’en tendant l’oreille dans la concentration et le silence. Beaucoup de pages mériteraient d’être commentées, celles sur les vers amoureux de Marie Uguay, sur la manière dont Louise Glück élève le silence jusqu’à la paix intérieure dans « Musique céleste », sur l’énigmatique Abraham Moses Klein qui ressentait les affinités entre les cultures juive et québécoise. Grâce largement à l’érudition de son auteur, c’est un livre au contenu riche.
Jacques Desrosiers
Antoine Boisclair enseigne la littérature au collège Jean-de-Brébeuf à Montréal. La poésie contemporaine et la littérature québécoise l’intéressent particulièrement. Il a publié deux recueils de poèmes et dirigé le collectif États des lieux : treize poètes américains contemporains.
Jacques Desrosiers, maîtrise en philosophie de l’Université de Pittsburgh, a travaillé longtemps dans le milieu de la traduction au Canada. Il tient maintenant depuis le Québec le blog Quartiers littéraires, qui réunit notes de lecture et calepin personnel.
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