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Triptyque Escalante ou Les autres grecques

Ecrit par Marie du Crest 14.03.14 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Amérique Latine, Théâtre

Triptyque Escalante ou Les autres grecques

 

 

Les 3 pièces « grecques » de Ximena Escalante sont éditées en France aux éditions le Miroir qui fume

 

La Grèce est pour nous un berceau, celui de la tragédie. Ximena Escalante vient de bien plus loin, du Mexique, poursuivre la parole millénaire d’Euripide, de Sophocle ou d’Eschyle. Selon son propre aveu, elle aime la « matière » mythologique et tous ses possibles. Transformer, entremêler, ouvrir ce que tous les textes anciens, antiques ont dit d’essentiel : « la desolación amorosa, el amor, la pasión y la sexualidad y los conflictos entre allas ». Ses trois pièces (Fedra y otras griegas ; Andrómaca real et Electra despierta) à sujet grec et universel tissent un cycle des voix féminines : fille, sœur, mère, amante. Chaque conflit tragique pour X.

Escalante fait surgir « muchas historias paralelas ». Phèdre (Fedra y otras griegas) n’est plus seulement celle qui se perd dans sa passion pour le jeune Hippolyte mais aussi une adolescente qui grandit, une sœur qui se sent coupable de faire souffrir son aînée. Andrómaca n’est plus une veuve troyenne ou la mère d’Astyanax mais une femme qui ne parvient pas à la parole amoureuse, qui se fait battre. Hermione n’est pas sa rivale comme chez Euripide mais en quelque sorte une autre elle-même. Electre, elle aussi a été une enfant incapable d’aimer sa mère sans nom (le mot, Clytemnestre, attaché au cycle des Atrides, est totalement absent de la pièce mexicaine), croisant sa sœur Iphigénie que personne n’a sacrifiée. Le temps se dilate donc comme en témoignent deux des pièces du tryptique, des personnages contemporains croisent la route des figures tragiques ; les palais royaux, les villes d’Epire, ou d’Aulide disparaissent pour des lieux anonymes urbains (fête foraine, bar, chambre, et autres bureaux, laveries…). La construction des pièces convoque des épisodes assez courts avec leur titre respectif qui sont autant de tentatives d’échange, de parole accordée à l’ensemble des personnages. En outre, les deux dernières pièces traduites par Aurélie Dupire sont liées par le retour du personnage d’Oreste lui aussi successivement amant, frère et fils.

Si les trois pièces n’ont pas été créées au Mexique simultanément : Fedra en 2002 au Teatro el Granero de la Unitad cultural del Bosque ; Andrómaca real en 2007, au Teatro El Gale’on et pour Electra despierta en 2009 au Foro del Centro Universitario de Teatro, en revanche à Lyon, elles ont fait partie d’un polyptique dans une mise en scène de Sylvie Mongin-Algan en 2011 au Nouveau théâtre du huitième avec la compagnie des Trois huit.

 

Phèdre et autres grecques, Ximena Escalante, traduit par Ph. Eustachon, préface de Patrice Pavis, Editions Le miroir qui fume (2012) 111 pages, 11 €

Premier panneau : Fedra y otras griegas : Fedra vs Margarita.

 

En décembre 2012, je revenais au texte de S. Kane : L’amour de Phèdre, tranchant, sexuel et désespérant. Phèdre en vérité ne nous lâche pas, nous ramène toujours à elle, à d’autres incarnations théâtrales : ainsi Fedra, dont le prénom lui semble étrange parce qu’étranger, voudrait s’appeler comme d’autres filles au Mexique, Pilar, ou mieux Margarita (p.24). X. Escalante, à la différence de la dramaturge britannique, donne à son héroïne le temps de grandir, de s’interroger sur sa vie. Dans la longue liste des personnages, elle perd tout titre mythologique mais apparaît successivement à dix ans, à quatorze ans, puis à trente-cinq ans. Dans la mise en scène française, elle surgit sur le plateau d’abord avec deux tresses enfantines. La pièce se construit sur cette « biographie » ou ce destin du personnage. En effet la première partie correspond à son enfance avec son décor de fête foraine, marquée par la présence de sa nounou et l’avertissement du devin Tirésias, comme débarqué d’Œdipe roi de Sophocle. La deuxième partie, la plus ample de la pièce est un voyage en mer (une croisière dit la didascalie) qui réunit des passagers anonymes mais surtout une Fedra adolescente, et le couple d’Ariane, sa sœur et de son amant, Thésée : traversée de la trahison, traversée du désir. La troisième partie n’arrive qu’après une parenthèse ainsi nommée, qui nous conduit dans une ville, et plus précisément dans un bar branché « Le Naxos », souvenir ironique de l’île grecque, « aux bords » où Ariane fut laissée, dirait Racine. La dernière partie donc nous ramène à la maison de Fedra, à la ville. C’est l’acte d’Hippolyte, le beau-fils sportif que Fedra adulte convoite à travers les trous des serrures. A Tirésias, répondra Moira, le noir destin tragique. Et la mort elliptique de Fedra sera dite dans une didascalie, décrivant un rituel mortuaire, effectué par sa nounou (p.108).

D’une certaine manière et comme l’indique le titre de Phèdre, il est question de l’épouse de Thésée mais pas uniquement. X. Escalante réunit à la fois l’héroïne de Racine et celle de Thomas Corneille (Ariane). Les deux sœurs grandissent ensemble. Il sera question de cette dernière assez longuement, celle dont l’auteur du début du XVIIIème siècle écrit aux vers 174-5 :

Ariane en beauté partout si renommée,

Aimant avec excès, ne serait point aimée ?

Chez X. Escalante, Ariane est bien l’expression de cet amour passionnel (VI p.30) bafoué, doublement bafoué qui trouvera refuge dans la tradition dramatique à Naxe en proie à ses douleurs. Pourtant, ce qui frappe dans la pièce, c’est la pureté, l’innocence perdue de Fedra et son attachement profond à Ariane. Ce sont ses rêves ou des créatures mythologiques mi-humaines, mi-animales, qui injectent en elle les troubles pensées du désir. La légendaire Pasiphaé la met en garde contre Thésée, et surtout les deux sirènes, Pili et Tere, sont les instruments de la tentation ou bien encore Europe déçue par les scrupules de Fedra, tandis que le minotaure annonce à Ariane la trahison à venir. Medusa elle-même, exhibée comme un monstre de foire par un animateur, prédit, « dit avant » ce qu’est une femme déchue :

Je voudrais revenir au commencement de tout, avant cela même et ne pas connaître les sentiments, non, ne rien ressentir pour personne, ne pas avoir de nécessité (p.28-9).

X. Escalante fait donc des deux sœurs des êtres indissociables. Lorsque Ariane a enfin découvert que Fedra et Thésée sont amants, elle décide de débarquer du navire et c’est sa petite sœur qui exprime le plus son tourment et son chagrin, sa peur de la solitude (p.68). Ariane, elle, ne s’adresse qu’à son amant avec violence. Les hommes restent, au fond, des objets de pur désir, sans grandeur. Thésée est un séducteur pressé, l’homme du Naxos, un dragueur, le client de la prostituée (p.103), un fornicateur rapide, et Hippolyte n’aime que le sport parce qu’il lui fait se sentir « fort, utile et sain » (p.94). Il n’aime pas Aricie comme chez Racine, il n’est pas un antique chasseur d’Artémis. Fedra d’ailleurs assume ce qui lui arrive. Le Destin venu des ancêtres n’a pas sa place. Ne dit-elle pas à sa nounou, à la fin de la pièce ? (p.105) :

C’est parce que je suis ce que je suis que je fais ce que je fais.

En somme, la pièce de X. Escalante nous apprend toute l’humanité du désir, de l’amour blessé et trahi à travers des figures universelles, intemporelles qui ont traversé les océans jusqu’au Mexique.

 

Andrómaca real suivi de Electre se réveille traduit par A. Dupire, Editions Le miroir qui fume (2011) 121 pages, 11 €

Deuxième panneau : Andrómaca real ou le nouveau triangle racinien.

 

L’Andromaque de X. Escalante est réelle (real), elle n’est pas héritière de récits mythiques : le premier volet de la pièce s’intitule d’ailleurs « La réalité ». Les évènements qui font suite à la guerre de Troie, à la mort d’Hector, à sa condition de prisonnière et qui nourrissent les textes d’Euripide ou de Racine n’ont pas leur place dans la pièce mexicaine. La question centrale du devenir de ses fils, Astyanax ou Molossos, ne représente ici aucun enjeu. Andrómaca est d’abord et avant tout une femme « qui reste froide face à sa propre vie », frigide même face à Pyrrhus ; elle se tait et reçoit les coups de cet homme désirant allant jusqu’à hurler son amour (p.13). L’action s’initie sur une succession ou plutôt une combinaison de duos (un couple par scène) dont l’un des participants refuse l’amour de l’autre :

Pyrrhus / Andrómaca (2). Cette dernière n’éprouve donc rien pour cet homme.

Hermione / Pyrrhus (3). Cette fois-ci c’est Pyrrhus qui rejette Hermione.

Oreste / Hermione (4). Celle-ci repousse Oreste.

D’un dialogue à l’autre, nous retrouvons dans ce système triangulaire des répliques qui passent d’un face-à-face au suivant. Ainsi par exemple, Pyrrhus dit à Hermione qu’elle est « un torchon » (3), qui à son tour utilisera les mêmes mots contre Oreste (4). Ces couples sont comme interchangeables, révélateurs des relations amoureuses entre hommes et femmes d’autant que dans la seconde moitié du texte, les données vont s’inverser dans la ronde des amours, comme le titre VI « Le monde à l’envers », le note. Andrómaca déclare son amour à Pyrrhus qui va le refuser :

Andromaque : Je t’aime

Pyrrhus : Pourquoi est-ce que tu me dis ça ?

Andromaque : J’ai besoin de te dire ce que je ressens.

Pyrrhus : Mais… tu sais que tu ne m’intéresses pas (p.49-50).

Dans la scène suivante, Pyrrhus rencontre Hermione et lui avoue son amour qu’elle repousse (« tu es vraiment moche ») alors qu’elle recherche celui de « l’homme » (4) qui s’écarte d’elle tout d’abord et finit par l’embrasser. Mais Hermione affronte tous les hommes, les frappe jusqu’à Oreste.

Inverser l’amour est aussi une douleur, une impasse. Hermione dit à Pyrrhus :

Rien ne change parce que toi et moi nous ne sommes pas faits l’un pour l’autre (p.61).

Toutefois, Andrómaca et Pyrrhus sont capables d’exprimer enfin cette impossibilité de leur amour, de leur amour simplement humain. Pyrrhus dans une réplique plus longue que les autres, redit ce chagrin :

Tu ne peux pas parce que tu es triste. Tu es triste parce que le monde t’est hostile… (p.63).

L’Andromaque de Racine fuit vers la mort (scène 1 acte IV), celle de X. Escalante fait ses adieux à Pyrrhus avant de retrouver à la dernière scène Oreste. La tragédie du destin funeste semble alors comme suspendue, suspendue aux lèvres silencieuses des deux personnages mais aussi suspendue aux derniers mots prononcés par Oreste, s’adressant à Andromaque, mots de promesse d’un recommencement peut-être :

Oreste : … Comment tu t’appelles… ?

Ainsi, une fois encore, X. Escalante déjoue-t-elle le tragique des dieux grecs : seuls les hommes (ils apparaissent en diverses catégories dans la pièce) et les femmes  tentent de se parler de leur désir et de leur passion.

 

Troisième panneau : Electre se réveille : la fin des Atrides.

 

Cette troisième pièce est directement liée à Andrómaca puisque le personnage d’Oreste revient. Nous sommes en outre dans le souvenir du cycle des Atrides, au cœur de l’écriture des tragiques grecs :l’Orestie d’Eschyle, Electre de Sophocle, Electre, Iphigénie en Tauride, Iphigénie en Aulis, Hélène, Oreste d’Euripide. Le temps accordé aux personnages désacralisés s’écoule avec le lever du jour (incipit), de la nuit qui tombe (p.109) et du jour qui à nouveau se lève (excipit). Là encore, X. Escalante ouvre les possibles de la source antique, la « réveille » « dans une maison d’une famille de ce monde » sans roi, ni Cités ennemies, comme si l’héritage grec constituait un simple arrière-monde. D’ailleurs, le personnage d’une femme « obsédée » dit à Oreste qu’il l’inspire pour écrire un scénario de film (p.99). Les personnages antiques sont présents et en même temps remodelés. Le frère et la sœur, comme Fedra, grandissent : ils ont été des enfants selon la didascalie « quand ils étaient petits ». La jeune Electre s’oppose à sa mère qui a perdu le nom de Clytemnestre, évoque le départ de leur père dont on ignore aussi l’identité. Elle n’aime pas cette mère qui ne l’aime pas non plus. Adulte, elle décidera de la tuer (p.70). Iphigénie n’est pas prêtresse d’Artémis. Elle n’est pas sacrifiée et rejoint un pensionnat. Elle déclare simplement qu’elle est « ennuyeuse ». L’antique amant, Egisthe, devient un banal « beau-père ». Ils s’observent. Il s’intéresse de près à elle. Oreste, quant à lui, est capable d’obtenir le bonheur de sa sœur. Au fond, il y a d’un côté les jeunes gens : Electre, Oreste, L’amie, Pilade, l’ami fidèle et Iphigénie, et de l’autre les parents. Les premiers sont ceux qui rêvent, ceux qui sont entre l’endormissement et le réveil au monde mais aussi les instruments de la vengeance de l’adultère maternel :

Parce que les hurlements d’une mère c’est la chose la plus horrible qu’on puisse écouter (p.92).

D’une certaine manière, c’est cette dernière pièce qui s’inscrit dans la plus grande violence tragique, celle du meurtre que Pilade décrit à s’adressant à Oreste :

Tu as été une main, qui braque un poignard, qui transperce le corps d’une femme, qui est ta mère… (p.95).

Vision horrifique de la mère qui tient entre ses mains son propre cœur qu’elle jette, lance, qu’elle invective : déchet organique et tragique. Cette mère devient un peu plus loin fantôme, avouant que sa vie n’avait aucun prix puisque l’amour en était absent. Apparition des Erynies. Mais ce qui, tout au long de la pièce, définit la cruauté du monde, ce n’est rien d’autre que le regard, celui de la mère porté sur Electre (p.70 et p.116), celui absent d’Oreste (p.71). Il faut savoir regarder parce que regarder est aussi désirer et pénétrer les secrets de la vie et de la mort. La tension dramatique s’établit finalement, entre ce regard terrible, dans l’ensemble de la pièce, et un regard neuf possible à la toute dernière scène, apaisé enfin, à l’aube d’un nouveau jour qu’Oreste serein porte sur la vie, le monde :

Et dans ma maison tranquille, je vais vivre un jour… normal.

Noir.

Le triptyque grec de X. Escalante ne relève pas tant d’une simple réécriture, d’une variation sur un thème antique mais bien plutôt d’une parole élargie, désacralisée, sur l’amour, le désir, la mort. Et peut-être que le tragique est lui-même condamné par l’auteure à céder la place à l’acceptation de la vie, au retour des oiseaux.

 

Marie Du Crest

 

Ximena Escalante naît en 1964 à Mexico. Elle étudie successivement dans son pays puis en Espagne. Elle se forme tout à la fois à la mise en scène, à l’écriture dramatique, à la critique et à l’analyse théorique. Elle s’intéresse également au cinéma par le biais d’adaptations et de scenarii. Elle est aujourd’hui l’un des principaux auteurs de théâtre du Mexique. Ses œuvres sont traduites et mises en scène à travers le monde. Parmi ses pièces publiées, citons : Vacìo azul (1994), Cary Grant et La siesta de Pirandello (1996). Sont éditées en France, aux éditions Le Miroir qui fume, les trois pièces « grecques », et Moi je veux être un prophète.

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A propos du rédacteur

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Rédactrice

Théâtre

Marie Du Crest  Agrégée de lettres modernes et diplômée  en Philosophie. A publié dans les revues Infusion et Dissonances des textes de poésie en prose. Un de ses récits a été retenu chez un éditeur belge. Chroniqueuse littéraire ( romans) pour le magazine culturel  Zibeline dans lé région sud. Aime lire, voir le Théâtre contemporain et en parler pour La Cause Littéraire.