Sylvie Le Bihan L’ami Louis (par Gilles Cervera)
Sylvie Le Bihan L’ami Louis éd. Denoël 423 pp 22€50

Palimpseste pour Louis Guilloux
Voilà le dilemme.
Nous sommes tellement heureux de retrouver Louis Guilloux. L’écrivain du Sang Noir, du Jeu de patience, des Batailles perdues ou d’Herbe d’oubli entre autres Maison du Peuple ou Coco perdu.
Prix Renaudot, Prix de la littérature populiste, tant d’autres et celui de l’Académie Française. Se rend-on compte pour cet ami de Camus ce que le Grand Prix National des Lettres (1967) veut dire ? Comme le Nobel à Camus ? Se rend-on compte quand on sait que l’un naît à Alger d’une mère illettrée et d’une grand-mère sourde et muette, et l’autre, Guilloux, fils d’un cordonnier, le plus humble des cordonniers socialistes de Saint Brieuc ?
Nous sommes tellement heureux de retrouver Louis Guilloux.
Nous le sommes à la manière des malgaches qui retournent tous les sept ans auprès de l’ancêtre, faisant en famille et avec les amis voltiger dans un drap les os de l’aïeul, lui faisant prendre l’air, buvant un coup, beaucoup de coups durant quatre jours de libation et de dévotion. Nous sommes un peu malgaches lorsqu’on referme le livre qui sort chez Denoël de Sylvie Le Bihan L’ami Louis.
Groggy. Heureux d’avoir retrouvé l’ami, l’admiré, et tellement secoué de le retrouver dans cette tresse sentimenthàl’eauromanesque si éloignée de lui.
Deux biais critiques doivent être avoués à cet endroit de notre proposition. Il en va des biais critiques à l’instar des biais cognitifs dont on nous rebat ces temps-ci les oreilles.
Un, premier biais : l’auteur de cet article est briochin.
Deux, second biais, l’articulauteur, lorsqu’il fut lycéen, entra au 13 rue Lavoisier, monta l’escalier droit, se retrouva à quelques reprises, trop peu au vu de sa timidité, dans l’antre perchée de Guilloux. Vue sur baie. Soleil breton de biais, estran immense et ville au pied secouée de vents.
Bureau large sous rampants d’ardoises. Étagères ceignant le lieu, remplies de bouquins. Et pipes alignées sur le haut, bouffardes attendant l’heure d’être bourrées à nouveau. Louis Guilloux nous reçut, il était vieux et nous étions plus que jeunes. Il nous tendit la main, nous regarda vivre, nous fit promettre d’écrire. Nous balbutiâmes entre nos poils tendres et lui rendons toujours hommage chaque fois que notre clavier crépite.
Nous l’avons vu se retourner prestement, vieux pourtant, vif argent, nous sommes entre 1970 et 72, vers son placard à l’arrière. Il saisit parmi des piles de cartons à dessins marbrés de vert et de noir celui qu’il veut pour appuyer sa démonstration d’une page de journal jaunie qu’il étale. Il nous relit un article de sa voix un peu hachée, doucement chevrotante avec du métal à l’intérieur. Nous l’entendons encore.
Qui a vécu son enfance et son adolescence à Saint-Brieuc ne s’en remet pas. Nous nous sommes toujours interrogés si l’effet du lieu, l’inscription psychique d’un paysage, la force géographique pouvaient être aussi puissants à Valenciennes, L’Isle-sur-Sorgues ou Poitiers. Nous n’avons pas la réponse sauf en pensant au Chaminadour de Léautaud, au Chamborigaud de Chabrol, au Saint-Sauveur-en Puisaye de Colette ou aux Belcourt et Tipaza de Camus.
Seraient-ils, les uns et les autres, les écrivains qu’on connaît sans ce que leurs yeux ont capturé durant les années d’enfance ?
Nous ne voulons retenir de Saint-Brieuc que l’infini de la baie, vide ou pleine alternativement, ce qui a forgé Guilloux, aidé Jean Grenier son ami briochin à philosopher, Jules Lequier ou Georges Palante l’un à défier l’océan, l’autre à se mettre le canon du fusil dans l’oreille.
Palante est le Cripure du Sang Noir. Ce roman français décrit comme le plus russe est empreint de l’indéfectible culpabilité de Guilloux qui a toujours craint et cru être à l’origine du suicide de Palante en évoquant son duel raté. Rupture de pacte ou non ? Non, Guilloux ne peut être en aucun cas un traitre !
Nous ne parlons de Guilloux que grâce au livre de Sylvie Le Bihan.
« J’étais tout entière à mes retrouvailles avec le vieil homme à la chevelure blanche et soyeuse et aux airs de prince russe ».
L’auteure vient porter le briochin dans l’actualité de cette rentrée et il nous faut lui rendre grâce même si elle rapte notre écrivain brut et beau dans une bluette où tout devient bleu azur comme l’été breton ne l’a jamais été pour ce pessimiste lucide, ce franc-tireur intranquille.
Guilloux a la baie dure. Il a une dent contre sa ville et notamment parce qu’elle l’attache trop, l’arrime trop, le noue comme un condamné à la mâture. C’est Ulysse, Guilloux ! Il s’accroche, il sème le doute, il est le doute. Il veut partir, il revient. Il s’arrache, il fait retour. Il s’arrime à son mât, Saint-Brieuc, refuse la tentation de Venise, revient au petit port du Légué, l’estuaire étroit où les cargos aux maigres tonnages passent l’écluse en rasant chaque côté du mur.
Le roman qui sort le dit et édulcore. Prenant prétexte de la fameuse émission de Bernard Pivot, Apostrophes, à laquelle Guilloux, après avoir beaucoup résisté, se plie. Il y étincelle et pétille, craignant la fuite, obsédé des commérages d’un milieu littéraire qui le fascine et le débecte. L’héroïne de L’ami Louis est l’assistante de Pivot, elle qui approche Bukowski, quelle image et que de vomi, et donc Louis Guilloux. L’émission est à regarder sur INA.fr, où il parle moins de lui, pudeur bretonne, humilité fondatrice que des grands écrivains fréquentés. Autour de cette quête, l’assistante découvre les vies de Guilloux, dévoile la chemise contenant les lettres d’amour avec la traductrice italienne de Camus, Liliana Magrini. Voilà notre cher Guilloux embarqué en plein sitcom ! Pour ajouter à la tasse son lot de crème, l’assistante qui penche du côté de feu Les Feux de l’amour est fille d’un charcutier de Sceaux et d’une briochine dont on ne voudrait pas tout pitcher ! Retenons qu’il n’y a pas eu à Saint-Brieuc que des héros tels Guilloux s’occupant des réfugiés espagnols et de la Croix-Rouge mais aussi, surprise du chef, des salauds !
Revenons au cœur d’un livre qui nous fait reparler Guilloux ! Son voyage en URSS avec Gide, Shiffrin et Dabit. Guilloux c’est l’histoire intellectuelle à son acmé, c’est le choix de Camus contre celui de Sartre, c’est le lien d’amitié à Gaston ou Michel Gallimard* qui lui offrent ou lui retirent sa rente, lui donnent ou lui reprennent sa « cellule de moine » dans une cour arrière.
Non qu’il n’y ait plus aujourd’hui cette fièvre littéraire mais elle est engloutie dans une suroffre et écrasée de consommation au point que la littérature devient parmi d’autres un produit avec date de péremption. Peut-être, nous le glissons, peut-être que cette grande période que la querelle Sartre-Camus symbolise a-t-elle marqué une limite.
Le politique militant de Guilloux était sans doute plus sûr et crédible que le déclamatoire sartrien.
Guilloux est celui qui, avec Jean Grenier, guide Albert Camus jusqu’à la tombe de son père mort en 1914, ramené à l’arrière, à Saint-Brieuc. Sa tombe au carré militaire révèle à l’auteur de l’étranger, de L’homme révolté ou Noces que oui, il est déjà plus âgé, il a déjà davantage vécu que son père mort avant trente ans.
Guilloux fuit Saint-Brieuc qui inspire et aspire toute son écriture. Sitôt à Paris, à Venise ou à Moscou, il n’a de cesse de revenir. Saint-Brieuc est un aimant, un lexique, une loyauté ouvrière.
Mai 1950 : Je ne me plais plus à Saint-Brieuc, et, désormais, je crois que je quitterai Saint-Brieuc sans regrets, et sans retour, avec la dernière facilité.
Là, il nous trompe et se trompe. Ce serait la dernière difficulté. Il y naît. Il y est enterré, non loin de Roger Nimier et si près de Lucien Camus.
Nous retrouvons avec tant de joie le briochin. Nous le suivons dans le livre comme nous l’avons vu avancer, frêle esquif penché en avant, mains nouées derrière la gabardine blanche dans les rues de la ville, regarder longuement les boulistes au Jardin des Promenades et jusqu’au dôme démesuré de la gare que Sylvie Le Bihan trouve moche et banal : « une grande volière silencieuse, un parvis bétonné, percé par endroits de troncs maigres et grelottants, les rues alentour grises et le ciel bas. »
Nous n’attendions pas non plus un dépliant touristique. Il serait possible, ici, que l’heuristique surgisse du cliché !
Possible aussi qu’un roman apocryphe soit une prise de risques maximale. Luc, Marc ont essayé, bon, bravo Sylvie Le Bihan, qui, dans le fil de la doxa, conforte cette idée que Saint-Brieuc, cette ville qui tourne le dos à la mer, n’est que triste et sombre.
Nous aimons sans cynisme que les lecteurs ne soient pas initiés à ses vallées qui penchent, ses ponts extraordinaires ni ses favelas de couleur arrimées aux falaises ou les piquetages infinis de lotissement écoulant vers la baie ses pignons que le soleil ou la pluie en permanence repeignent.
L’auteure prête un vocabulaire actuel à l’écrivain mort en 80. Nous parions que le mot « résilience » ne venait pas entre ses lèvres. On imagine pétiller l’ironie de Guilloux.
« L’amitié c’est ce qu’il y a de plus beau dans la vie, n’est-ce pas ? » Est-ce de lui cet ampoulé ? On hésite à le croire, on préfère de lui, au sujet de Camus : Quel ami parfait, et quel homme pur ! Je l’aime tendrement et je l’admire, non seulement pour son grand talent mais pour sa tenue dans la vie. Du Guilloux attesté ! Ou cette lettre à Jean Guéhenno d’août 41 : Ici nous sommes quelques camarades qui nous aidons à durer : Blanzat, Paulhan. Certifiée véridique, certifiée épistole de cette Correspondance (1927-1967) les paradoxes d’une amitié*.
Ou cette lettre extraite de la même correspondance, de Saint-Brieuc, le 13 août 1930, toujours à Guéhenno, le fils de cordonnier fougerais : Les plus beaux chefs d’œuvre sont malgré tout des signes d’impuissance. Voilà mes « tristes pensées ».
Parlons de Poulaille. Je regrette mon vieux de ne pouvoir faire cette note. J’ai bien réfléchi, et c’est impossible. Je ne pourrais dire sur ce livre que des choses qui blesseraient Poulaille, et il est évident qu’il ne peut s’agir de faire un article de complaisance… /… La littérature n’est ni populiste, ni prolétarienne ni bourgeoise. Tout cela est faux, archi-faux. Je dirai un mot de la question dans l’article que me demande Paulhan sur Vallès.
Nous pourrions ne pas nous arrêter. Nous pourrions craindre d’écrire sur la crête un article qui loue un livre qui n’est pas des nôtres mais qui offre à relire Louis Guilloux. Donc ce livre de Sylvie Le Bihan s’avère important. Écrit à l’eau de rose quand Guilloux serait plutôt à l’eau de rosse. On y découvre alors qu’on l’a serrée sa « main atrophiée » sur laquelle l’auteure insiste. On découvre le découvert, et notamment que bien avant Annie Ernaux, Édouard Louis ou Nicolas Mathieu le trans-classisme était une question incandescente. Pour Guilloux, pas de ça Lisette ! « Et si tu as de la chance, tu fais comme Jean, Albert et moi : tu prends un autre chemin et tu tailles tes ouvrages en gardant dans ton geste la fierté de l’artisan ». Notons que Jean Grenier ne peut être agrégé de la sorte. Fils de bourgeois, lycéen dans un lycée catholique, professeur à la Sorbonne, il ne peut être cet artisan à son compte comme dirait Guilloux. Reste que, pour Sylvie Le Bihan, une certaine condescendance prétend à noter dans l’écriture du briochin tant de fidélité pour « les petites gens aux petits gestes » et quoi encore de plus petit sinon « le petit couteau pour racler le beurre au fond d’un pot de grès » ?
Guilloux, frêle silhouette, grand homme !
On a aimé lire L’ami Louis pour cette retrouvaille où le mort comme on dit a dû pendant 413 pages se retourner dans ses propres livres !
« Les mots de Guilloux, personne ne me les avait offerts » fait dire Sylvie Le Bihan à Elisabeth Le Braz, la jeune et jolie assistante de Pivot. Pour ceux qui ont entendu de sa bouche les mots de Guilloux et pour ceux qui ne les ont pas entendus, tout lire de Louis !
En Quarto, en folio. D’urgence de toute façon !
Gilles Cervera
*Jean Guéhenno-Louis Guilloux
* Michel Gallimard conduit la Facel-Vega fatale sur la Nationale 7 à Montereau.
* Correspondance (1927-1967) Les paradoxes d’une amitié éd établie par P-Y Kerloc’h et Alain-Gabriel Monot
Sylvie Le Bihan L’ami Louis éd. Denoël 423 pp 22€50
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