Sonia Mossé, une reine sans couronne, Gérard Guégan (par Philippe Chauché)
Sonia Mossé, une reine sans couronne, Gérard Guégan, Editions Le Clos Jouve, septembre 2022, 102 pages, 19 €
Ecrivain(s): Gérard Guégan
« La photo de Sonia que fit Wols le lendemain impressionnera l’ambassadeur du Reich en poste alors à Paris. Il verra en elle, ironie du sort, la parfaite représentation de la beauté germanique et parviendra à convaincre le directeur d’un hebdomadaire berlinois de la publier en bonne place.
Ainsi allait la vie à la veille d’une nouvelle grande tuerie ».
De livre en livre, de héros anonymes en héros invisibles, Gérard Guégan poursuit son roman du siècle passé, celui des surréalistes, des écrivains indomptables, des communistes perdus, des traîtres et des absents, des révoltés curieux, des goûteurs du monde, des amours, des guerres et des révolutions. Après avoir écrit un admirable portrait de Théodore Fraenkel (1), il se glisse à nouveau dans ces temps troublés et troublants, inventifs et terrifiants : les années trente.
Les années des amours de Sonia Mossé avec Agnès Capri, Judith – une Anglaise aussi rousse qu’amusante –, et Nusch, ses amitiés fécondes avec Antonin Artaud – je n’ai cessé de prier pour vous –, Giacometti, Balthus, Desnos, ou encore Jean Paulhan – Il faut écouter sa peur, et ce n’est qu’ensuite qu’on peut se satisfaire d’avoir été courageux –, et puis la dénonciation et l’arrestation avec sa sœur Esther, car elles sont juives et libres, par des policiers français, avant l’internement et la déportation vers la mort planifiée des Juifs d’Europe. Sonia Mossé, une reine sans couronne est le roman d’une étoile qui irradie, éblouit, surprend, étonne, bouleverse ceux qui l’approchent, l’aiment, ou tout simplement l’écoutent, le roman d’une femme d’art et de conversation. Sonia Mossé aura œuvré dans la Haute Couture, et elle construira sa vie ainsi.
« – Si tu veux y rester (à Paris), ne change pas d’adresse, ne cherche pas à te cacher. En ville, dans chaque immeuble, il y a un mouchard qui attend son heure. Rue de l’Université, tu as tes habitudes, tu es connue, et a priori personne ne semble te soupçonner d’être juive puisque tu ne rases pas les murs.
– Et moi qui pensais que tu m’aiderais à devenir invisible ! ».
(dialogue avec Éluard)
Être romancier, c’est notamment avoir le bon goût des dialogues, et Gérard Guégan en possède toutes les saveurs, la force, la vivacité, la légèreté, le trouble, l’arc et la flèche dans la manière de les assembler. Ils irriguent ce roman éblouissant, attaché à l’Histoire et à ses détails, ils en sont le terreau romanesque, et entre chaque échange, on voit se dessiner les portraits de Sonia Mossé, Paul Éluard, Jean Paulhan, Théodore Fraenkel, Louis Aragon – Une vie où les ruptures ont défiguré nos rêves de jeunesse ! Une vie où nous sommes devenus les ennemis de nous-mêmes… –, et Gérard Guégan laisse aussi y infuser entre ces phrases, les craintes de la terreur qui s’annonce, de la chasse aux femmes, aux enfants et aux hommes étoilés. Gérard Guégan pratique l’art littéraire du bref, de l’éclat, il ne garde que le muscle de son intrigue, chasse le gras, ses phrases sont parfois des uppercuts, et leur enchaînement swingue et danse. Sonia Mossé, une reine sans couronne est un roman étoilé, où rayonne Sonia Mossé, une femme légère et piquante, une irrégulière touchée par la grâce, la liberté et la joie, à la fois solaire et lunaire, des braises couvent sous son regard, et ses mots s’enflamment quand elle démasque la trahison. Cette traversée, en un éclair de son siècle, ces quelques années partagées avec des artistes et des amoureuses, éblouissent ce roman bref et vif, ce roman qui a l’intensité des standards de jazz, où chaque note, chaque accord est pesé, comme on le ferait de pierres précieuses.
Philippe Chauché
(1) Fraenkel, un éclair dans la nuit :
https://www.lacauselitteraire.fr/fraenkel-un-eclair-dans-la-nuit-gerard-guegan-par-philippe-chauche
Gérard Guégan fut éditeur (Champ Libre, Sagittaire), écrivain, il lui arriva de changer de nom pour la situation romanesque et historique – Yann Cloarec, Philippe Carella, Freddie Lafargue –, d’aimer le cinéma et d’en écrire des dictionnaires, et d’éditer des romans. On lui doit notamment : Nikolaï, le bolchevik amoureux (Vagabonde), Hemingway, Hammett, dernière ; Tout a une fin, Drieu (Gallimard), Qui dira la souffrance d’Aragon ? (Stock), ou encore Les Cannibales n’ont pas de cimetières (Grasset) et Les Irrégulières suivi de Les Irréguliers (Flammarion).
- Vu : 1914