Soluble dans l’œil, Yusuf Kadel
Soluble dans l’œil, éd. Acoria, Coll. Paroles poétiques, 2010, Préface Shenaz Patel, 100 pages, 14 €
Ecrivain(s): Yusuf Kadel
Yusuf Kadel figure assurément parmi les poètes mauriciens contemporains les plus talentueux. Son écriture poétique brille par une recherche incessante d’originalité, par la spontanéité avec laquelle elle sort des sentiers littéraires battus, par l’audace (certes non singulière ni véritablement novatrice si on pense à Apollinaire, ce précurseur de la rupture des codes de la poésie dite classique) avec laquelle elle défie le lecteur et cherche constamment à le dérouter de toute possibilité de sens unique.
Le recueil est en deux parties, intitulées respectivement Soluble dans l’œil et En marge des messes.
Chacun de ces ensembles fonde sa propre problématique, qu’il convient donc de distinguer, même si le second est l’illustration et l’amplification des spécificités poétiques du premier.
Soluble dans l’œil :
Les textes de cette première partie, qui se caractérisent tous par leur brièveté, sont relativement structurés, et présentent même, de l’un à l’autre, presque régulièrement, une certaine identité formelle, ce qui les inscrit dans un champ sémantique globalement cohérent, constitué d’une succession quasi taxinomique de thèmes élémentaires : l’élément liquide (eau, sang, sueur, larmes, mer), l’élément aérien (vent, ciel, lumière, horizon, âme), le minéral (montagne, verre, terre, os), le métal (fer), le feu (feu, soleil, été, couleur), le temps (saisons, nuit, neige, givre), l’espace (désert, page), le végétal (arbres), le règne animal, le cosmos (lune), les temps de la vie (rire, silence, bonheur).
Ce premier ensemble commence avec des quintils de forme identique, dont la première ligne peut tenir lieu de titre, comme le montrent les deux beaux textes initiaux qui donnent le ton et le style :
La rivière
ne se retourne pas la rivière
ignore d’où elle vient
« rivière » est le nom que porte l’eau lorsque
tenue en laisse
L’eau
nous bouscule de l’intérieur l’eau
est plus pointue qu’on ne pense
l’homme !
est une idée de l’eau
Mais très vite, après six poèmes ainsi construits, le poète prend ses distances avec cette contrainte formelle qu’il s’est de prime abord imposée, tout en y revenant ici et là dans la succession des pages. Le quintil n’est plus systématique ; l’espace séparant, dans la deuxième ligne, la première partie du vers et la récurrence du titre se déplace dans la strophe, s’élargit, se distend ; des ruptures se font, brutales, inattendues, dans la mise en page, dans l’observance de la contrainte syntaxique ; des enjambements écartèlent et rompent la cohésion des groupes grammaticaux ; des italiques intrigantes marquent abruptement un mot, des élisions surprenantes éclatent comme des bulles…
Le verre
est frêle car tracé de regards le verre
volontiers regagnerait l’sable
La vision du poète semble, de page en page, se troubler comme s’il entrevoyait progressivement, le temps passant, non plus un objet, ou un paysage, ou un être dans son intégrité, mais en éclats, ce qui s’exprime alors de plus en plus en bris de vers… On n’est pas loin de ce qui, dans l’art pictural, s’apparenterait au cubisme…
Comme si les choses se diluaient dans la perception, comme si le visible devenait, explicitement, « soluble dans l’œil »… pour se recristalliser en blocs nouveaux.
Le lecteur, par la magie de cette dissolution/recomposition, assiste ici et là à la fusion de la matière avec l’immatériel, et de façon constante à cette alchimie dont seuls les poètes ont le secret et qui permet liquéfaction des solides, solidification de l’élément liquide, sublimation…
L’été a un cou de girafe, le feu est pourvu de dents, le vent cherche ses reins, la mer se souvient, l’eau est pointue, la lumière « écorche ce qu’elle touche » et l’homme « est une idée de l’eau »…
Mais ce n’est qu’un début. L’illusion, ou, plutôt, la « dés-illusion » du regard, qui s’imprime de façon croissante au cours des pages de cette première partie n’est que le symptôme annonciateur de ce qui attend le lecteur dans la deuxième phase du recueil, ayant pour titre En marge des messes.
En marge des messes :
Dès l’entrée dans ce second ensemble s’accentue la fonction d’effraction du prisme au travers de quoi le poète voit les choses. Les lignes se disloquent et ont tendance à s’étirer, les syntagmes se dilatent, les lexèmes se brisent en morceaux horizontaux et verticaux, puis se décomposent jusqu’à la séparation des graphèmes, voire de chacune des lettres, des éléments de ponctuation et des majuscules surgissent de façon anti conventionnelle.
Et tout cela n’est pas un artifice de composition « pour faire genre ».
Non, en vérité, tout cela fait sens !
Illustration :
L’ici le main
tenant s’ é t e n d e n t
toujours
montant
Dégringole !
qui déguerpit
Texte après texte, la vision se disperse dans l’espace de la feuille, jusqu’à s’y perdre sous la forme d’une courte strophe que le lecteur doit aller chercher tout au bas d’une page blanche. Le temps lui-même se rétracte et s’inverse de façon paradoxale :
…et suivons
sereins
nos traces
laissées demain
Le poète ainsi recrée l’être, destitue puis reconstitue le réel, qu’il fait sien. Il se refait le monde, et, ce faisant, refait un monde, cet autre monde fascinant dont le lecteur en vient vite à pressentir, à discerner l’existence, en ajustant le visible (et l’invisible) à son regard, à son œil de voyant, de voyeur, de sorcier pourvu du talent magique d’éveiller tous les sens de celui ou de celle qui accepte de se faire son complice en poésie.
Il convient de citer pour conclure cet extrait de la belle préface que consacre à cette œuvre remarquable la romancière mauricienne Shenaz Patel :
Lire ce recueil de Yusuf Kadel, c’est s’immerger dans une expérience sensorielle particulière. Au fil des pages, comme venue de très loin, de l’autre versant de soi-même, l’écho d’une sensation, diffuse, étrange, approchée lorsqu’on en vient à poser, doucement, ses mains sur ses paupières.
Patryck Froissart
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