Shijing, Le Grand Recueil, Ivan Ruviditch (par Patryck Froissart)
Shijing, Le Grand Recueil, Ivan Ruviditch, Editions Le Corridor bleu, 2019, Poésie chinoise classique, trad. Pierre Vinclair, 432 pages, 24 €
Traduit du chinois par le poète Pierre Vinclair, ce recueil est présenté comme une anthologie classique de la poésie chinoise dont les textes les plus anciens remonteraient à l’époque de la dynastie des Zhou, soit à environ 1100 avant notre ère. L’ensemble aurait été compilé par Confucius. Le volume est constitué de trois cent-cinq pièces, réparties en quatre Livres comportant eux-mêmes un nombre variable de Chants ou d’Hymnes classés en sous-ensembles.
On se laisse facilement prendre au pittoresque des lieux, à l’exotisme des situations, au décalage culturel, à la téléportation dans des époques et des espaces révolus. La représentation poétique de la simplicité de la vie rurale, la poésie du quotidien, des relations familiales,
Un vent glorieux venu du sud
agite les branches du jujubier
Maman était une sainte
et nous des moins-que-rien
et la poésie naturaliste, florale, bucolique, alternant avec la ritournelle amoureuse, courtoise, pouvant être empreinte d’un certain lyrisme, de charme champêtre, mettant suggestivement en scène un jeu galant,
Un garçon et une fille
tiennent une orchidée
La fille dit : tu viens ?
Le garçon répond : encore ?
– Oui, allons encore une fois
Après la Wei
il y a de l’espace, on sera bien
Ensemble garçon et fille
s’offrent et jouent
se donnent des pivoines
se mêlent à une poésie épique, retraçant les hauts faits d’armes d’un souverain et de son armée,
Mû par une colère puissante
le roi rassembla ses hemmes
Les exhortant d’arrêter l’ennemi
et d’assurer la gloire des Zhou
En unifiant tout l’ici-bas :
[…]
Nous franchirons les frontières des Ruan
grimperons sur leurs hautes crêtes
[…]
Char d’assaut et lourds béliers
contre le très haut fort de Chong
Une multitude de prisonniers
eurent l’oreille en sang, coupée…
et à une poésie sociétale, tantôt courtisane, laudative, tantôt plaintive, voire revendicative, toute mesure gardée, lorsqu’elle s’adresse au pouvoir, soit sous la forme d’une interpellation directe, soit sous celle d’une évocation des abus ou des faiblesses de tel ou tel empereur
Le vaste ciel est impitoyable
le chaos n’a pas de fin
S’accroissant de mois en mois
ne laissant pas le peuple en paix
Ivre de chagrin je demande
qui dirige donc le pays ?
[…]
C’est en père de famille que j’ai composé ce chant
pour dire au roi ses torts :
« Changez votre cœur
le peuple retrouvera la paix ! »
La langue et la forme sont celles, généralement, de la chanson populaire, folklorique, parfois proche de la rengaine, parfois relevant du genre de la comptine, avec leurs couplets et refrains, leurs anaphores, leur rythme régulier, avec les récurrences et résurgences au sein d’un même texte mais aussi, au fil des poèmes, d’un tableau à l’autre, comme cette annonce répétée, tenant probablement d’un élément narratif traditionnel : « La fille de Qi va se marier.
Tout lecteur chantonnera cette complainte en la lisant :
La lune montante est blanche
jolie jeune fille
Que mon désir s’apaise
mon triste cœur souffre !
La lune montante est claire
belle jeune fille
Que mon angoisse s’apaise
mon triste cœur s’agite !
La lune montante brille
superbe jeune fille
Que mon âme enchaînée s’apaise
son triste cœur s’épuise !
Un itinéraire à suivre page à page, un univers poétique à explorer, un espace-temps culturel à parcourir, une découverte à ne pas manquer.
Il faut souligner le travail du traducteur, dont l’aboutissement est plutôt réussi, et la remarquable introduction, éminemment érudite, d’Ivan Ruviditch, qui apporte un éclairage fort utile sur la genèse, l’histoire, les multiples sens et thématiques de cette anthologie, et il convient de remercier et de féliciter les Editions du Corridor bleu pour cette précieuse publication.
Patryck Froissart
Pierre Vinclair, né le 21 janvier 1982 à Aurillac dans le Cantal, est un écrivain français. Lauréat de la Villa Kujoyama (Kyoto) en 2010, il vit pendant une dizaine d’années en Asie (Japon, Chine, Singapour) avant de rentrer en Europe fin 2019. Normalien, agrégé de philosophie, après une thèse sur les rapports de l’épopée et du roman, il poursuit des recherches en philosophie de la littérature. En 2022 il a été fait Chevalier des Arts et des Lettres.
Ivan Ruviditch, éminent sinologue, est Docteur en études chinoises et Maître de Conférences en Littérature comparée à l’Université de Shanghai.
- Vu : 1486