Sentences et fragments, Epictète
Epictète, Sentences et fragments, traduction, présentation et notes Olivier D’Jeranian, Manucius, 2014, 138 pages, 10 euros
Ecrivain(s): Epictète
On est d’emblée intrigué par la manchette quelque peu racoleuse de l’éditeur : « Épictète inédit ». Aurait-on miraculeusement retrouvé l’un des quatre livres disparus des Entretiens (Diatribes) du philosophe stoïcien de l’époque impériale, une des pertes irrémédiables de l’Antiquité ? Il s’agit en réalité de fragments de ces livres cités par d’autres auteurs ou de sentences qui lui sont attribuées, sans aucune garantie d’authenticité, le tout traduit à partir de la vieille édition de Schenkl (1894), libre de droits.
Si les Entretiens, et surtout le Manuel qu’en a tiré le bon Arrien – qui fut le Platon d’Épictète, ce dernier n’ayant rien écrit, suivant en cela l’exemple de Socrate – ont fait l’objet d’innombrables éditions, ces Sentences et fragments sont en effet inédits en français. Doit-on pour autant se réjouir immodérément, comme le traducteur, de cette « découverte d’un trésor que rien ne cachait vraiment à nos yeux » (avant-propos, p. 12) ? Cet enthousiasme compréhensible du prospecteur paraît toutefois quelque peu exagéré à la lecture de ces bribes pieusement recueillies par les habituels compilateurs des textes de l’Antiquité (Stobée, Aulu-Gelle, etc.). Les sentences sont pour la plupart assez plates (celle-ci, par exemple :
« La richesse n’est pas une amie, mais l’ami est une richesse. Et la richesse ne pourra jamais faire l’amitié, de même que la terre ne peut pas non plus engendrer un dieu. Toutefois, l’amitié est une richesse et pourrait en outre la procurer, comme le dieu pour la terre. » [VIII, p. 55]). On n’y reconnaît pas en tout cas la belle simplicité et l’extraordinaire liberté de ton de l’« esclave idéaliste », comme l’appelait Nietzsche. Le virulent moraliste devient un banal moralisateur appelant à la prière, célébrant la vérité et l’amitié…
Quant aux fragments, bien que parfois intéressants et dans la manière d’Épictète, ils sont par définition douteux (Stobée citant Musonius Rufus[1] citant Épictète (VI), Aulu-Gelle ayant entendu Favorinus rapporter des propos d’Épictète (X)… Le téléphone grec, si l’on ose dire, fonctionne ici à plein régime !) On mesure l’importance d’un sage dans l’Antiquité à l’empressement à lui prêter des paroles jugées profondes. Mais si l’on a évidemment raison de témoigner le plus grand intérêt pour le moindre mot qu’aurait pu prononcer le grand Épictète, force est de reconnaître que ces fragments n’ont pas l’éclat mystérieux de ceux d’Héraclite ni d’ailleurs la beauté aphoristique de ceux des autres Présocratiques. Quelques exceptions remarquables tout de même, comme ce mot terrible cité (évidemment !) par son disciple empereur, Marc Aurèle : « Tu es une petite âme charriant un cadavre » (XXVI).
Les Sentences et fragments sont en quelque sorte des paralipomena, comme dirait Schopenhauer. Ils incitent plutôt à relire l’« œuvre » principale, les Entretiens ou du moins le Manuel, dont ils n’ont pas le tranchant (Encheiridion, le titre grec du Manuel, désigne le poignard dissimulé sous le manteau, « à portée de main »). C’est dans ce digest remarquablement mis en forme par Arrien que l’on trouvera les vrais sentences et fragments d’Épictète, ceux que la postérité a justement retenus.
Saluons tout de même la présentation savante et l’apparat critique abondant d’Olivier D’Jeranian, jeune enseignant et auteur d’autres traductions de textes anciens méconnus chez ce petit éditeur qui monte et qui s’est depuis peu engagé avec brio et succès dans l’édition scientifique de textes philosophiques, habituellement chasse gardée de Vrin et des PUF.
Yannis Constantinidès
[1] Anthony Long, un des meilleurs connaisseurs d’Épictète, attribue d’ailleurs les fragments III, IV et VIII, d’inspiration panthéiste, à Musonius Rufus lui-même. Cf. Epictetus. A Stoic and Socratic Guide to Life, Oxford University Press, 2002, p. 176.
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