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Salomé, Cédric Demangeot (par Marie du Crest)

Ecrit par Marie du Crest 15.04.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie, Théâtre

Salomé, Éditions du Geste, février 2019, dessins de Ena Lindenbaur, 128 pages, 15 €

Ecrivain(s): Cédric Demangeot

Salomé, Cédric Demangeot (par Marie du Crest)

 

« L’encre du dessin, l’encre des mots »

Les éditions du geste inaugurent leurs publications avec deux volumes, l’un consacré à une traduction nouvelle du Woyzeck de Büchner par Jérôme Thélot, et l’autre consacré au texte de Cédric Demangeot, Salomé. Deux pièces en écho sans doute, en secrètes correspondances. Cette chronique s’arrête sur le texte contemporain d’un poète acharné à faire poésie. Ici Cédric Demangeot reprend la matière Salomé qui a traversé à la fois le temps, les arts (musique, littérature, peinture…). Il réinvestit l’espace théâtral que Wilde avait choisi en 1891 avec son texte en français mais il le donne essentiellement comme poésie en acte, sous la tutelle de Heiner Müller dont la citation en épigraphe propose une première lecture ; celle de la confrontation de l’obscurité et de la clarté. Qu’est-ce qui ferait ainsi théâtre et qu’est-ce qui ferait poème ensemble ?

L’un des tout premiers protocoles dramatiques retenus par l’auteur est justement de faire monter en quelque sorte l’obscurité comme pour éteindre le monde autour de Salomé. Dans les premières didascalies, Cédric Demangeot intègre immédiatement le dispositif de la nuit : Par une fenêtre on voit qu’il fait nuit noire (p.9).

La toute dernière didascalie et le dernier mot du texte seront « obscurité ». Terme plus radical d’ailleurs que le conventionnel « noir » du théâtre. Cédric Demangeot va en outre jusqu’à ajouter une note spécifique sur la lumière, indiquant que « la lumière décroît dans la seconde partie de la pièce ». La théâtralité s’affirme comme une lutte entre lumière et ténèbres, durant la nuit de noces noire de Salomé et de Iaokanaan. La nuit et le jour ont comme matériau sensible dans les pages du livre le noir et le blanc : celui de la trame du texte constituée de strophes le plus souvent courtes dominées par le distique et les blancs. Inversion des fonds blancs et noirs constituant l’organisation du volume avec sa page 60 qui partage l’ordre architectural du livre.

Cette mise en forme joue à la fois sur la tradition poétique mais aussi sur une prise de parole qui intègre du silence, des pauses, des effets de rupture dans l’ordre du théâtre, des mises à l’écart comme le je initial de Salomé, page 74, qui reviendra ailleurs isolé, perdu dans la diction du texte. La pièce se présente comme si sa logique interne était un renversement (la lumière s’éteint à jamais). Les premières paroles de Salomé ne sont-elles pas :

Enfin.

C’est la fin de la pièce (p.11).

Salomé dit, articule son texte, en monologue ou plutôt en adresse à la tête de Jean-Baptiste (Iaokanaan) qu’elle regarde, qu’elle tient, qu’elle brandit, sur laquelle elle crache aussi. Le corps dramatique dans la pièce de Cédric Demangeot est corps qui danse (celui de Salomé) et corps décapité, sur un plateau, corps de silence, du dialogue impossible de sa victime comme si la fragmentation, une forme de troncation poétique se réalisait dans l’expression scénique.

Les dessins à l’encre de Chine qui accompagnent la pièce, qui lui répondent (ce ne sont pas de simples illustrations), créés par Ena Lindenbaur, sont toujours placés sur la page de gauche du livre, précédent le texte et disloquent graphiquement eux aussi Salomé, incarnée par ses seules mains depuis la première de couverture jusqu’aux pages 22-60-71-96 ou bien comme tremblée, déformée, scandée dans son corps tout entier. Dans le temps tragique (celui de sa parole meurtrière, accusatrice, irréparable), elle va peu à peu vers le noir absolu en silhouette tachée d’encre (p.126). Salomé proclame dans le murmure ou le cri qu’il faut battre la lumière, battre le corps contre la lumière (p.122). Elle veut rejoindre la nuit.

Iaokanaan, quant à lui, est l’amant, l’amour de Salomé, et sa haine, le prophète, celui que les autres disaient poète (p.15) et dont Salomé déteste les mots. Immobilité de la tête décapitée, muette (p.80) et langage poétique au mouvement frénétique de Salomé qui se défait au fil du texte de ses voiles au nombre de sept. La danse brise la logique narrative en haut de la page 40 : j’ai dansé.

Salomé chorégraphie sa folie, celle qui fait que les mots lui désobéissent, la trahissent.

Elle répète sa danse en anaphore ; elle virevolte (p.55) puis son mouvement s’affole, elle va d’un pas rapide. Avançant toujours contre la lumière. Elle danse aussi contre le récit tel que la tradition théâtrale l’instaure (elle rapporte les évènements qui se sont déroulés au palais d’Hérode Antipas (p.24 et suivantes) et qu’elle interrompt par un rêve en italiques. Elle entrelace ces deux éléments avant que le leitmotiv de la danse ne s’impose. La lumière est d’une certaine manière une défaite du langage qui doit gagner des territoires autres, ceux de la nuit. A la fin du texte, Salomé évoque les mots des hommes et leur stupide langage de mort.

Paul Valéry a beaucoup écrit sur la danse, mettant en avant cette idée qu’il y est question d’un corps détaché. Quelque chose se joue dans le choix par Cédric Demangeot de revenir à la figure de la dansante Salomé qui relève justement de cette échappée, écartant la simple logique de l’échange théâtral pour se mouvoir dans l’espace poétique des mots en bribes, en unités, en syncopes, en pure force sonore surgie de la nuit.

 

Marie Du Crest

 


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A propos de l'écrivain

Cédric Demangeot

 

Cédric Demangeot, né en 1974, est poète et a publié de nombreux recueils depuis 1998. Il traduit également de la poésie étrangère, notamment celle de Leopoldo Maria Panero ou de Nicanor Parra pour le domaine espagnol, ainsi que de l’anglais avec dix-sept sonnets de Shakespeare. Il a fondé la Revue Moriturus et les Editions Fissile. Philoctète & Ravachol ont été mis en scène par Patrick Zuzalla à la Maison de la poésie en 2009-10. Salomé est son premier texte écrit pour la scène. On peut citer parmi ses nombreux textes : Un enfer (2017, Flammarion), Désert Natal (1998, Fata Morgana).

 

A propos du rédacteur

Marie du Crest

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Rédactrice

Théâtre

Marie Du Crest  Agrégée de lettres modernes et diplômée  en Philosophie. A publié dans les revues Infusion et Dissonances des textes de poésie en prose. Un de ses récits a été retenu chez un éditeur belge. Chroniqueuse littéraire ( romans) pour le magazine culturel  Zibeline dans lé région sud. Aime lire, voir le Théâtre contemporain et en parler pour La Cause Littéraire.