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Quitter les mots ?, Corinne Lellouche (par Fanny Guyomard)

Ecrit par Fanny Guyomard 06.11.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie

Quitter les mots ?, Editions Michel de Maule, janvier 2018, 168 pages, 20 €

Ecrivain(s): Corinne Lellouche

Quitter les mots ?, Corinne Lellouche (par Fanny Guyomard)

 

Au début, ce livre peut rebuter (le lecteur est d’ailleurs prévenu dès la première phrase). Mais il faut lui laisser sa chance. Sa langue erratique, obscure, exige un effort : la poésie se mérite.

Parce qu’au début, on peut se perdre avec ce personnage tantôt féminin, tantôt masculin. Parfois, on n’y comprend rien, on se bat un peu avec la syntaxe, on ne saisit pas où l’auteure nous entraîne, le sens de cet écheveau d’idées. Mais laissons-nous entraîner par ce flux de parole.

Il faut lui laisser sa chance, parce qu’à certains moments, la langue s’éclaire en formules d’une extraordinaire clarté : tout à coup, l’auteure assène une idée, qui jaillit d’une éblouissante fulgurance.

Alors, on finit par être transporté dans ce flot d’écriture, a priori désordonné. Au fur-et-à-mesure, les pages se répondent entre elles, un réseau se tisse, et l’on comprend comment les idées disparates font sens.

C’est un long monologue, sur la perte de l’être cher, sur la marchandisation et la virtualisation du monde. Sur la précarité sociale et mentale de la société. Sur la perte de la parole.

Ici, une accusation des atrocités de l’Holocauste : « ce crime de l’humanité (et non contre l’humanité) ».

Là, un rappel des règles de la langue française (« cette rose est le plus belle »).

Au fil des pages, une peinture personnelle du Paris des artistes.

En épilogue, un retour sur l’attentat du Bataclan.

Partout, un discours autoréflexif sur le travail de l’écrivain.

En fait, une immense ode au livre, le contenant de la pensée (« Pour lutter contre l’obscurantisme, veiller au renouvellement des cultures en même temps qu’à celui de la pensée, il convenait, au sens propre comme au figuré d’éclaircir la forêt. Pratiquer des tailles, manière d’apporter la lumière, les lumières »).

Et dans ce grand labourage, Corinne Lellouche fait à nouveau germer la parole de Baudelaire, Kafka ou Musset.

Quitter les mots ?, c’est une magnifique quête de sens sur le monde par les mots, ainsi qu’une quête du sens de ses mêmes mots. Ce mouvement donne le tournis, on se perd parfois, mais il y a toujours une formule qui perce pour ramener le lecteur dans le chemin. On cueille des cailloux semés ici et là, des perles qui éclairent et jouent avec le langage. « Tu me dis que ce n’est pas la peine de t’écrire, alors que c’est la peine qui le fait ».

La langue est dépecée, auscultée. S’y dévoilent les préjugés qu’elle renferme, ses absurdités, ses paradoxes. Comme le terme « vraiment », qui contient sa propre annulation. N’y a-t-il aussi pas plus contradictoire qu’un nœud papillon ? « un nœud, c’est tout le contraire d’un papillon ».

Le poète propose alors ses néologies (« En après ») et fait chanter des vers lancinants, qui s’impriment dans l’esprit, par un jeu de décomposition et de recomposition du langage : « j’arbre les aime ».

Ces néologies donnent aux choses quotidiennes un nouveau visage : on « quitte les mots » communs pour prendre distance avec la réalité, entrer dans la sphère poétique. C’est une fois qu’on a réalisé ce travail de défamiliarisation que l’on peut entrer au cœur des maux, qu’on les touche mieux des doigts grâce à une nouvelle langue. Rejoindre les mots qui fâchent, questionnent, révèlent.

Mais même après cette révélation, le lecteur n’est pas apaisé. Parce que le travail de la pensée ne fait que commencer. Tant pour l’auteur (« L’écrit n’est pas inspiré, il aspire à ») que pour le lecteur : « L’art, la littérature, consisteraient à trouver l’état de solitude qui permette à la pensée d’advenir ».

Ce poème-chronique, c’est une longue conflagration et percussion des mots. Une parole à la fois tragique et désespérée, drôle et rebelle, qui, malgré certaines longueurs, ne peut laisser indifférent.

 

Fanny Guyomard

 


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A propos de l'écrivain

Corinne Lellouche

 

Corinne Lellouche est journaliste et écrivaine.

 

A propos du rédacteur

Fanny Guyomard

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Fanny Guyomard, journaliste et ex-khâgneuse, elle s’intéresse plus particulièrement à la question de soft power passant par les arts et le numérique. @FannyGuyomard