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Pour Emma (deuxième partie) Contre Lheureux, Léon Dupuis et Rodolphe Boulanger (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal le 14.09.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Pour Emma (deuxième partie) Contre Lheureux, Léon Dupuis et Rodolphe Boulanger (par Didier Smal)

 

Madame Bovary, Gustave Flaubert, Folio Gallimard, 2001, édition de Thierry Larget, 528 pages, 4,10 €

 

Dans la première partie de cette chronique relative à Madame Bovary, une seconde partie a été annoncée, relative à Léon, Rodolphe, Lheureux et Homais – cette seconde partie a éclaté sous la pression du personnage Homais, l’exact pendant d’Emma Bovary, qui, dans son orgueilleuse et imbécile arrogance d’apothicaire à la sublime médiocrité, a réclamé que lui soit consacrée une page entière sur le site de La Cause Littéraire. Dont acte – il ne sera question dans cette seconde partie que de Léon Dupuis, Rodolphe Boulanger et l’in-prénommé Lheureux. À eux trois, ils représentent suffisamment la vilenie et l’hypocrisie pour qu’on épargne au lecteur de subir en sus le cas Homais.

Nonobstant, il convient de préciser : cette chronique en trois parties relative à Madame Bovary n’est pas érudite pour un sou, et il est probable, il est même certain qu’elle soit dépourvue d’originalité : les considérations qu’elle contient doivent avoir été émises chacune au moins une fois depuis 1857, l’Université s’étant emparée du premier roman publié par Gustave Flaubert, les éditions critiques, les thèses de doctorat, les essais, les préfaces, les notes en bas de page ayant depuis abondé – mais aucun de ces ouvrages et apparats critiques sérieux n’a été lu par l’auteur de cette chronique, ou si peu qu’aussitôt oublié, et celle-ci naît d’un simple désir : dire, et donc probablement redire, à quel point le texte de Flaubert, loin d’être univoque, est complexe, demande à être lu attentivement, c’est-à-dire au plus près des mots choisis par l’auteur ; dire aussi à quel point Flaubert, loin de dresser le portrait d’un monstre féminin risible voire méprisable, dresse le portrait d’une femme sensible, incomprise peut-être avant tout par elle-même, qui n’a pu rencontrer quiconque avec qui partager ce qu’elle portait en elle. Que Flaubert en ait eu conscience ou non, que l’étude de sa correspondance permette ou non d’inférer une quelconque empathie par rapport à Emma, cela importe peu : Madame Bovary lui a échappé, ce texte appartient désormais au lecteur qui le rencontre, c’est-à-dire à celui qui lit les mots, dont le sens ne peut être nié, pas même par l’auteur, et au fil des relectures, on passe d’une certaine condescendance soupirante à l’encontre d’Emma à une compréhension totale qu’empathique du manque dans lequel elle vit, celui d’une âme sœur – oui, aussi, pourvue d’un corps ; un être total. Qu’elle ne rencontrera pas – à en mourir.

 

Charles, le bienveillant mais médiocre Charles, ne pouvait donc rien comprendre à Emma, lui qui restait au ras des pâquerettes alors qu’elle rêvait haut, bien plus haut – mais seule, terriblement seule. Pour tout dire, elle eût préféré « au moins, pour mari un de ces hommes d’ardeurs taciturnes qui travaillent la nuit dans les livres, et portent enfin, à soixante ans, quand vient l’âge des rhumatismes, une brochette en croix, sur leur habit noir, mal fait ». À ceci près que cela l’aurait, à peine ! consolée de la médiocrité insigne de Charles, et certainement pas satisfaite de ses aspirations amoureuses, ou d’une vie à l’image de celle décrite dans La Corbeille (« journal des femmes », toujours la réduction voulue par la société de la femme à un rôle sans nulle exaltation autre qu’un colifichet ou une décoration d’intérieur) ou le Sylphe des Salons, ou dans Balzac et Sand, qu’elle lit – au temps pour une Emma inculte, férue de lectures médiocres, donc. D’autres hommes que Charles viendront, qui feindront de l’entendre, qui joueront de ses désirs, amoureux ou vaniteux (mais vanité qui n’est que piètre consolation…) à leur unique profit. Deux sont évidents : les amants sans amour, ceux auprès de qui Emma pensa trouver la flamme désirée plutôt que la flemme dévidée par Charles, Léon Dupuis et Rodolphe Boulanger ; le troisième l’est moins, mais est peut-être bien le pire, M. Lheureux. Un quatrième homme, quant à lui, est à bien des égards indifférent aux désirs d’Emma – mais il est son double inversé maladif, moderne, médiocre : Homais. Son existence même est un déni des désirs d’Emma, et il est probable que Madame Bovary soit son roman, à lui plutôt qu’à elle, que ce soit le roman de la petitesse d’esprit victorieuse face au désir d’élévation, maladroit parfois, agaçant en apparence lorsque agacé, qui n’a qu’à se suicider, qu’on en finisse avec ces fariboles, pour citer Picsou-Scrooge dans Le Noël de Mickey. Mais comme annoncé ci-dessus, nous reparlerons de Homais dans la troisième et ultime partie de cette chronique.

 

Le premier des trois profiteurs de son mal-être que rencontre Emma, c’est Lheureux, dans l’Hirondelle, la voiture qui l’amène à Yonville : Djali, sa chienne, s’est échappée, et le « marchand d’étoffes » la console par toutes sortes d’anecdotes. Rétrospectivement, on en vient à se dire que l’enjôleur vient de rencontrer sa proie, d’autant que Charles s’était quant à lui « endormi complètement ». Une femme « élégante » (c’est ainsi qu’il qualifie Emma à leur seconde rencontre, et l’italique est de Flaubert), émotive, qui projette son affection sur un chien, et un mari absent : la combinaison est idéale pour qui sait en tirer profit ; c’est d’ailleurs Lheureux qui vient rendre visite à Emma, se plaignant « d’être resté jusqu’à ce jour sans obtenir sa confiance ». Il a repéré sa proie, il l’appâte, refusant d’entendre son « Je n’ai besoin de rien », puis refusant de parler d’argent car « nous ne sommes pas des juifs ! » – jouant ainsi d’un cliché sur un peuple supposément usurier, se dédouanant par l’abject de toute vénalité sous couvert d’une « plaisanterie » de plus.

 

À partir de cette première visite, la machine se met en branle, infernale, piège engluant de la société de consolation – modernité de Flaubert, à nouveau. À qui souffre à la vie, à son âme, à ses tripes, quel meilleur remède que l’achat déraisonné, que l’achat impulsif vite devenu compulsif – et à crédit, bien sûr ! Pourquoi parler d’argent alors qu’il n’est question que de « fantaisies » destinées à combler le malheur, le gouffre sentimental ? Mais Lheureux est aussi fin connaisseur de l’âme humaine, enfin, de la tendance qu’a celle-ci à parfois se laisser aller vers le néant lorsque rien ne la nourrit, et il observe, il note mentalement, et il sait tout : il sait que la cravache, c’est pour Rodolphe, il croise Emma à Rouen avec Léon : il peut jouer sur les désirs d’Emma mais aussi sur sa culpabilité. Il peut lui faire acheter des objets coûteux et inutiles, mais il peut ajouter à cela le levier du chantage doux, indirect. Car tout se fait en douceur, avec un Lheureux, à fleuret moucheté – jusqu’au moment où il sent sa proie aux abois, au moment où il peut non pas se faire rembourser (il a horreur de cela, et les « quatorze napoléons » que lui remet Emma au chapitre XII de la deuxième partie le laissent stupéfait), mais faire saisir, déposséder tout à fait l’Autre du moindre avoir, l’anéantir par le matériel puisque son âme lui reste inaccessible – en a-t-il une, lui, le crapuleux marchand ?

 

Et comme toute crapule véritable, il conserve tant son bon droit supposé, quitte à poser à la victime, que son image de marque. Les scènes où il réclame de l’argent à Emma sont extraordinaires, relevant quasi de la caricature, fréquente malheureusement dans une certaine littérature française de la fin du XIXe siècle, des « juifs » auxquels il prétendait ne pas ressembler : « il se donnait un mal de cinq cents diables, bien qu’il ne fît pas, malgré les propos du monde, de quoi avoir seulement du beurre sur son pain », bel exemple de discours indirect libre dans Madame Bovary. Quant à son image de marque, il la préserve en se servant d’un supposé banquier Vinçart à qui il aurait transféré la dette d’Emma, et affirmant que c’est un certain Langlois qui aurait acheté une petite propriété des Bovary : il s’en lave les mains, jouant du froid (des billets à échéance, des menaces) et du chaud (sans cesse de nouvelles marchandises consolatrices proposées), avec pour seul objectif son profit. Et lui seul. Avec Lheureux, Flaubert semble rendre un hommage provincial aux banquiers de Balzac – mais leur retirant l’aura parisienne ou la gloire du profit énorme (celle de Grandet, par exemple), ajoutant la médiocrité à l’infamie ultra-libérale. Et montrant clairement comment la consolation par la consommation n’est qu’un leurre destiné à ruiner la personne à consoler. Lheureux, aujourd’hui, concevrait des algorithmes publicitaires sur les réseaux sociaux.

 

Le second profiteur que rencontre Emma, c’est Léon, un « bon jeune homme » selon madame Lefrançois, la tenancière du Lion d’or. Clerc de notaire et locataire de Homais l’apothicaire, lui qui se morfond à Yonville-l’Abrutie, il va connaître un éveil des sens dès sa première rencontre avec Emma. Son cadet de dix ans (elle a trente ans, lui vingt), il lui tient dès le premier soir à Yonville des propos d’un romantisme échevelé, au fond aussi plat que les propos de table de Charles, véritable catalogue où ne manque aucun cliché, de « c’est une chose si maussade […] que de vivre cloué aux mêmes endroits » à « je trouve les vers plus tendres que la prose, et qu’ils font bien mieux pleurer » ; si l’on peut sourire aux acquiescements d’Emma, on doit éclater de rire aux automatismes « sensibles » de Léon. Nonobstant, Emma étant désœuvrée et entourée de médiocres, tout cela va mener à une « sympathie commune » avec ce jeune dont « une des grandes occupations » était d’« entretenir » ses ongles, signe probable pour ce provincial d’une ultime élégance et, surtout, d’un refus d’une quelconque activité manuelle. Mais il s’ennuie de tout, et même d’Emma, mais bon, ça l’occupe ce « désir d’une intimité qu’il estimait presque impossible ». Si Emma désire un état romantique, Léon en joue, lisant mal des poèmes d’amour, « d’une voix traînante ».

 

Et Emma ? Elle finit par se rendre compte qu’elle « était amoureuse de Léon, et elle recherchait la solitude, afin de pouvoir plus à l’aise se délecter en son image » – mais c’est bien de son image, celle qu’il lui offre en toute conscience, qu’il s’agit, surtout en contraste avec celle de Charles. Ce jeune homme élégant, avec qui l’on peut parler musique, poésie, ressentis, Emma désire sa compagnie car elle peut enfin, selon toute apparence, partager avec quelqu’un ; mais est-ce de l’amour ? C’est un désir d’amour, c’est l’émotion qui fait vibrer Emma bien plus que Léon – d’ailleurs, elle résiste à la tentation même de se laisser aller au rêve de partir avec lui. Et Léon, « las d’aimer sans résultat » (autrement dit, de donner tous les signes de la passion sans la vivre, charnellement en particulier – feindre de s’intéresser à l’âme afin d’atteindre d’autres profondeurs, en somme), s’en va finir ses études de droit à Paris.

 

Durant les trois années passées à Paris, il oublie peu à peu Emma, obtenant « même de fort jolis succès près des grisettes » – mais restant un être timoré, médiocre, s’abstenant de tout « excès » par « pusillanimité ». Il a joué à l’amoureux perdu dans le souvenir d’Emma « sous les tilleuls du Luxembourg », puis l’a peu à peu oubliée – elle qu’il retrouve par hasard à Rouen, et ce jeune homme voit son désir se raviver pour cette belle trentenaire provinciale, accessible à ce « pauvre clerc » : « la femme de ce petit médecin », il faut « se résoudre enfin à la vouloir posséder », arriver à ses fins, sexuelles, pour sa gloriole. Alors il combine, il joue à l’amoureux romantique, jusqu’au ridicule – mais Emma n’est pas dupe, elle sait la fausseté des sentiments amoureux qu’on lui déclare, puisque entre-temps elle a été la dupe de Rodolphe – auquel nous reviendrons ci-dessous. Elle « sourit » lorsque Léon prétend « avoir été guidé vers elle, au hasard, par un instinct » ; à la comparaison avec « une gravure italienne qui représente une Muse », elle « détourna la tête, pour qu’il ne vît pas sur ses lèvres l’irrésistible sourire qu’elle y sentait monter ». Bref, elle sait que leur première conversation, dans sa chambre d’hôtel à Rouen, n’est qu’un jeu de séduction avec pour seul objectif la conquête physique, et Flaubert avertit de cette formule sublime : « la parole est un laminoir qui allonge toujours les sentiments ». Emma aime-t-elle Léon ? Non. Est-elle sa dupe ? Non. Emma désire-t-elle connaître le frisson amoureux dans sa chair, un moment d’abandon, quitte à savoir qu’il est un jeu de rôle ? Oui. Elle était « tout occupée par le charme de la séduction et la nécessité de s’en défendre », tout en montrant à Léon, mutine, taquine, à quel point elle sait que tout cela n’est que discours : « Cependant vous parlez bien ».

 

Ensuite ? Pour citer le réquisitoire de Pinard, « la chute a lieu dans le fiacre ! ». Oui, Emma et Léon montent dans un fiacre après une visite de la cathédrale de Rouen, visite qui annonce la sensualité à venir : « l’église, comme un boudoir gigantesque, se disposait autour d’elle ». C’est un moment peut-être unique pour Emma, lié à un désir : celui que sa sensualité soit rencontrée sans vains discours, durant ces cinq heures d’un trajet en fiacre au mitan duquel « une main nue passa sous les petits rideaux de toile jaune et jeta des déchirures de papier » – la lettre par laquelle Emma annonçait renoncer à ce rendez-vous dont elle savait la teneur physique à venir, et qu’elle avait pas remise à Léon en arrivant à la cathédrale. Qui pourrait le lui reprocher ? Un Pinard, lui-même auteur de vers licencieux, refusant à une femme le droit d’éprouver du désir ? Quoi, Emma, trente-trois ans, doit se contenter d’une vie médiocre, avec un Charles dont on imagine volontiers l’absence de fougue amoureuse ? Puis, durant ce trajet en fiacre, il convient de lire, à nouveau lire, pour se rendre compte qu’Emma désire et partage ce moment charnel. Revenons au texte : elle sourit aux mensonges romantiques de Léon, « charme de la séduction » ; elle écrit « au clerc une interminable lettre où elle se dégageait du rendez-vous » puis tente de s’apaiser dans la cathédrale, dont Léon et elle sortent fissa, puis au lieu de s’enfuir en courant lorsque Léon commande un fiacre, dit juste « C’est très inconvenant, savez-vous ? » – les seules convenances, ultime obstacle à son désir, ces convenances qui l’étouffent ; enfin, les injonctions au cocher sont criées par « une voix » : une voix qui est celle d’Emma et Léon ensemble, transformés en « deux rosses tout en sueur » (relire cette « fureur de locomotion » à travers Rouen comme une glose métonymique du partage physique), dans cette voiture « ballottée comme un navire ».

 

Emma et Léon connaîtront ensuite « une vraie lune de miel », trois jours dans un hôtel, à juste en sortir pour aller « dîner dans une île ». C’est de cela qu’Emma a besoin, comme tout qui mène une vie insupportable affectivement au moins : une parenthèse, dont elle sait pourtant qu’elle se refermera. Ce seront ensuite des lettres échangées, et des voyages hebdomadaires à Rouen pour des « leçons de piano », avec au retour une souffrance : « La journée du lendemain était affreuse, et les suivantes plus intolérables encore par l’impatience qu’avait Emma de ressaisir son bonheur – convoitise âpre, enflammée d’images connues, et qui, le septième jour, éclatait tout à l’aise dans les caresses de Léon ». Ce seront quelques mois d’une relation placée sous le sceau du mensonge, des quittances de « leçons de piano » à présenter, mais aussi de la perfidie de Lheureux l’observateur. Puis arrivera le moment, inévitable dans cette petite société provinciale bourgeoise, où une lettre anonyme dénoncera Léon à sa mère, qui écrira « à maître Dubocage son patron » ; et là surgira la vraie personnalité de Léon, pour qui cette aventure avec Emma n’était qu’une aventure : « c’était le moment d’être sérieux », « car tout bourgeois, dans l’échauffement de sa jeunesse, ne fût-ce qu’un jour, une minute, s’est cru capable d’immenses passions, de hautes entreprises. Le plus médiocre libertin a rêvé des sultanes ; chaque notaire porte en soi les débris d’un poète ». Cette femme exaltée, qui poétise l’amour tant par le Verbe que par la Chair, bientôt prise dans la tourmente d’une saisie, Léon n’en veut pas : c’est bien amusant lorsqu’on est jeune, de se taper la jolie femme du médecin, qu’on pardonne la vulgarité de l’expression, mais après, il faut penser à sa carrière ! Flaubert ne l’écrit pas, mais on peut aisément imaginer Léon marié à une jeune fille de bonne famille, pourquoi pas celle de maître Dubocage, se laissant parfois aller à rêver à ses amours de jeunesse et se disant, petit sourire entendu aux lèvres, voire s’en vantant à d’autres notaires ventripotents, qu’il a été bien sot mais qu’il faut bien que jeunesse se passe, pour employer l’italique à la façon de Flaubert.

 

Les déboires financiers d’Emma mènent à la visite d’un huissier « pour faire le procès-verbal de la saisie », puis à une course folle chez les banquiers, puis chez toute personne susceptible de lui prêter un peu d’argent, pour finalement l’amener à une « dernière honte » : se rendre chez le vicomte Rodolphe pour lui demander de lui « prêter trois mille francs ». Cette rencontre est l’ultime entre eux, Emma courant à l’arsenic après le refus de Rodolphe ; il est aisé de voir en cette visite désespérée d’Emma juste une sorte de guignol pathétique de sa part, elle qui rappelle à Rodolphe leur passé pour finalement lui imposer « une demande pécuniaire, de toutes les bourrasques qui tombent sur l’amour, […] la plus froide et la plus déracinante ». Mais qui ment ? Qui se montre lâche, comme Flaubert le souligne : « depuis trois ans, il l’avait soigneusement évitée par suite de cette lâcheté naturelle qui caractérise le sexe fort » – et au temps pour une lecture misogyne de Madame Bovary ! Qui estime de son bon droit, après s’être comporté comme un sagouin, de voir Emma revenir à lui, se jeter à ses genoux ? Qui surtout, et Emma a raison de s’indigner, refuse un prêt à la femme qu’il prétend aimer, avec laquelle il allait soi-disant s’enfuir, alors qu’il exhibe tous les signes d’une richesse destinée à sa seule satisfaction : « tu t’aimes, tu vis bien, tu as un château, des fermes, des bois ; tu chasses à courre, tu voyages à Paris… ».

 

Mais Flaubert avait averti dès la première rencontre avec Rodolphe : « M. Rodolphe Boulanger avait trente-quatre ans ; il était de tempérament brutal et d’intelligence perspicace, ayant d’ailleurs beaucoup fréquenté les femmes, et s’y connaissant bien. Celle-là lui avait paru jolie ; il y rêvait donc, et à son mari ». Pour lui, Emma n’est qu’un enjeu sexuel, une petite gageure histoire de s’occuper tandis qu’il séjourne dans son château en province. Flaubert, si l’on revient au texte, et au texte seul, a toujours proclamé la fausseté de Rodolphe Boulanger, surtout durant le chapitre VIII de la seconde partie, la célèbre scène des comices. Durant celle-ci, Flaubert se montre cinéaste parfait, jouant de l’alternance entre la place d’Yonville, où un certain Lieuvain prononce un discours face à une foule d’habitants et de bêtes, que « les vachers et les bergers avaient poussé […] jusque-là » – tous des animaux ! –, et le premier étage de la mairie, où Rodolphe a entraîné Emma « pour jouir du spectacle plus à son aise ». Et là débute un jeu de massacre typique de Flaubert : ne rien dire, ne pas commenter, laisser agir, laisser parler, et que le lecteur comprenne. Entre Lieuvain et Rodolphe débute une compétition discursive, dont il ressort que gagner le cœur d’une femme ou celui d’un électorat, ce n’est pour ces imbéciles qu’un exercice rhétorique : hyperboles, clichés, simagrées diverses, accumulations, tout est bon – et tant pis pour la cohérence et, surtout, la sincérité. Les deux discours demandent à être lus en parallèle, chacun mettant en exergue le ridicule et la fausseté de l’autre ; ce n’est pas ici le lieu de procéder à cette lecture.

 

Quoi qu’il en soit, de manière générale, Rodolphe ne fait que se servir de ce qu’il a compris d’Emma : son désir d’exaltation dans un milieu d’une médiocrité insigne. Cela débute par un commentaire sur l’inutilité d’une quelconque attention au vêtement : « pas un seul de ces braves gens n’est capable de comprendre même la tournure d’un habit », alors que Flaubert a averti de l’absence de goût de Rodolphe : sa toilette « avait cette incohérence de choses communes et recherchées, où le vulgaire, d’habitude, croit entrevoir la révélation d’une existence excentrique, les désordres du sentiment, les tyrannies de l’art, et toujours un certain mépris des conventions sociales, ce qui le séduit ou l’exaspère ». Un m’as-tu-vu, tout en apparence, roi borgne au royaume des aveugles, comme Léon l’était. Il en va de même pour les propos qu’il tient à Emma afin de la soumettre à son propre désir. Citons in extenso un paragraphe magnifique, car il démontre que pour Rodolphe cela n’est qu’un jeu théâtral, tant dans le propos d’une emphase aussi clichée que risible que dans la gestuelle :

« – [Le bonheur] se rencontre un jour, répéta Rodolphe, un jour, tout à coup, et quand on en désespérait. Alors des horizons s’entrouvrent, c’est comme une voix qui crie : “Le voilà !” Vous sentez le besoin de faire à cette personne la confidence de votre vie ; de lui donner tout, de lui sacrifier tout ! On ne s’explique pas, on se devine. On s’est entrevu dans ses rêves (et il la regardait.) Enfin, il est là, ce trésor que l’on a tant cherché, là, devant vous ; il brille, il étincelle. Cependant on en doute encore, on n’ose y croire ; on en reste ébloui, comme si l’on sortait des ténèbres à la lumière.

Et, en achevant ces mots, Rodolphe ajouta la pantomime à sa phrase. Il se passa la main sur le visage, tel qu’un homme pris d’étourdissement ; puis il la laissa retomber sur celle d’Emma. Elle retira la sienne ».

 

Le mot « pantomime » et la didascalie explicite, « il la regardait », indiquent toute la fausseté de Rodolphe, à laquelle Emma ne se laisse pas prendre, malgré son désir d’y croire ; qu’à cela ne tienne, Lieuvain continue à discourir, se servant des mêmes stratégies discursives que Rodolphe (mais ici n’est pas le lieu de les analyser), et va lui servir sur un plateau un mot qui lui permettra de reprendre sa péroraison, « devoirs » : « Eh ! parbleu ! le devoir, c’est de sentir ce qui est grand, de chérir ce qui est beau, et non pas d’accepter toutes les conventions de la société, avec les ignominies qu’elle nous impose ». Entrecroisement discursif, gestuelle appuyée : Emma va succomber parce que dans la médiocrité existentielle où elle végète, elle a besoin de croire les beaux discours d’un Rodolphe que Flaubert va montrer sous son véritable jour à la fin des comices, lors de la remise des prix. Il s’emporte, romantique : « Oh ! non, n’est-ce pas, je serai quelque chose dans votre pensée, dans votre vie ? » Et c’est la voix de Derozerays, le « président » des comices, qui répond, dans cette scène cinématographique en diable : « Race porcine, prix ex aequo : à MM. Lehérissé et Cullembourg ; soixante francs ! ». Cette phrase appelle la recherche du calembour, et quiconque sait ce que métaphorise « le hérissé » a compris que Rodolphe n’est qu’un porc – mais Emma a besoin de croire en autre chose, et Rodolphe l’a fascinée par ses jolies phrases, tout comme Lieuvain et Derozerays l’ont fait avec l’assistance, ce dernier citant ainsi « Cincinnatus à sa charrue, Dioclétien plantant ses choux, et les empereurs de la Chine inaugurant l’année par des semailles » tandis que Rodolphe explique à Emma que les « attractions irrésistibles tiraient leur cause de quelque existence antérieure » : même référence au passé pour justifier le présent, et le reste est à l’avenant, les discours amoureux et politiques se confondant dans leurs intentions aussi séductrices que mensongères.

 

Rodolphe bénéficiera des faveurs d’Emma, tout à l’idée d’une aventure romantique résonnant avec ce qu’elle porte en elle de beau, courant par les prés tôt le matin pour aller les lui offrir ; elle se montre folle, comme dans les livres qu’elle a lus, mais surtout comme son désir lui dit qu’elle doit être, et lui l’accueille en pantoufles ; l’une se laisse emporter par ses sentiments, l’autre voit un petit service rendu à sa personne par une conquête de plus. Puis il commence à s’ennuyer de cette liaison, et Emma est prise de remords et du désir d’aimer sa fille et son mari suite à la lecture d’une lettre de son père – toujours cette tension insupportable entre ce qu’elle porte en elle et ce que la société lui dit qu’elle doit être, une bonne épouse et une bonne mère, pas une amante. Ensuite c’est l’opération d’Hippolyte, cet échec cuisant d’un Charles aux ordres de Homais, et Emma s’enflamme à nouveau pour son amant, elle désire s’enfuir avec lui, mener une vie « ailleurs », loin de cette médiocrité qui l’étouffe, elle se comporte comme une femme libérée de toute contrainte, allant même jusqu’à avoir « l’inconvenance de se promener avec M. Rodolphe, une cigarette à la bouche, comme pour narguer le monde ». À la veille de leur « fuite », Boulanger (quel nom médiocre pour un petit noble…) fait comme tout homme dans sa situation de riche célibataire égocentrique : il met en balance le fait qu’Emma « était une jolie maîtresse » et qu’il ne peut « avoir la charge d’une enfant ». Puis il va chercher « une vieille boîte à biscuits de Reims où il enfermait d’habitude ses lettres de femmes », pluriel saisissant, les relit avec négligence et en vient à les considérer comme un « tas de blagues » : « les plaisirs, comme des écoliers dans la cour d’un collège, avaient tellement piétiné sur son cœur, que rien de vert n’y poussait, et ce qui passait par là, plus étourdi que les enfants, n’y laissait pas même, comme eux, son nom gravé sur la muraille ».

 

C’est là toute la différence entre Emma et Rodolphe, différence qui explique la teneur de leur ultime rencontre : non, Emma n’est pas la vénale, celle qui subsume l’amour aux conditions matérielles – c’est Rodolphe qui considère l’amour comme une simple partie de plaisir, le sien, uniquement le sien, et y met un terme lorsqu’il considère « les embarras, la dépense ». Emma, dans son désir d’aimer, celui qui ne peut être rencontré par le morne Charles, celui qui effraiera et lassera tant Lucien que Rodolphe, aurait effectivement tout abandonné pour s’exiler avec un homme aimé, pour enfin vivre. Elle n’a rencontré que des médiocres qui ont su tirer avantage de son désarroi, d’une éducation frustrante qui n’a su offrir de réponse à ses désirs, impossibles à exprimer, à mettre en mots, et donc impossibles à relativiser. Ont tiré avantage de ce désir existentiel absolu Rodolphe, Léon, avec leur supposé amour qui n’est que gloriole à séduire la femme du médecin, jolie perle dans cette Yonville inculte et banale, et surtout Lheureux l’enjôleur, celui qui promet que consommer, à crédit tant qu’à faire, va combler les manques existentiels, quitte à vous en faire crever – ça vous dit quelque chose, femme ou homme, ces amours intéressées succombant dès qu’un engagement véritable est attendu et une société où la frustration existentielle est à pallier par un consumérisme déraisonné, l’amour soumis à la raison et la consommation à la déraison, alors que ce devrait être le contraire ? Emma en a souffert, à en mourir.

 

Didier Smal

 

Première partie

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A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.