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Alain Suied, la poésie de la présence

Ecrit par Didier Ayres le 05.02.13 dans La Une CED, Les Chroniques

Alain Suied, la poésie de la présence

Il est difficile de parler de ce livre – comme de tout livre dès que l’on ne se trouve pas dans le flux contingent d’un récit mais juste attiré par une expression fine – à cause du caractère éthéré, diaphane de ces pages. D’ailleurs le seuil est invisible, ce qui laisse entendre qu’il est habité d’une présence ductile et lumineuse. C’est en cet esprit que j’ai lu ce livre posthume d’Alain Suied – que je n’ai connu que trop peu, et grâce à son éditeur et ami Gérard Pfister, lequel accompagne l’œuvre du poète depuis 1989 à travers une dizaine de livres. En vérité ces propos liminaires ne sont pas inutiles car je crois qu’ils rendent possible de circonscrire en quoi l’ouvrage est réussi, sachant que le poète guette une mort prochaine et qu’il ne pourra pas revenir sur ce qu’il écrit.

Car, si l’on sait que ces poèmes se suivent dans un ordre chronologique – qui va de soi en un sens parce qu’ils ont été écrits sur la Toile directement, dans une lutte vaine contre la mort – on comprend alors la palpitation vive, la nécessité impérieuse de ce travail. C’est avec cette émotion que la lecture se déroule, allant du seuil si je puis dire, du livre : « Toutes les langues disparaissent » du 15 septembre 2007, jusqu’au dernier souffle du poète avec : « ce regard sans trêve/qui toujours l’a hanté » du 16 juillet 2008. Ces dates obligent à une intériorisation prodigieuse de cette parole transparente et limpide, d’une grande lucidité sur le sort qui se joue pour l’homme de chair, car Alain Suied lutte contre une longue maladie qui l’emportera très vite.

Quelques propos du livre : « Pourquoi tant de beauté soudain visible/ quand tu croyais la Nuit victorieuse ?/ Pourquoi tant d’ombre soudain vivante/ quant tu croyais l’Aube avérée ? ». Paroles de communication vers autrui, afin de faire coexister une présence pour le lecteur. D’ailleurs la nuit est toujours victorieuse, et l’aube est toujours avérée puisque c’est le lot du temps humain et cosmologique. C’est une parole ultime pour une présence ultime. Ce qui est intéressant d’autant plus que ces réalités sont apodictiques et que le poème est ce signe de feu qui souligne la nécessité, et peut-être aussi son dépassement.

Bien sûr, je ne lis pas les poèmes comme un scientifique – et d’ailleurs un collège d’universitaires strasbourgeois va bientôt se réunir pour réfléchir sur l’œuvre d’Alain Suied – mais avec ma propre angoisse de la mort et mon incertitude de l’existence d’ici-bas, « là-bas, dans les contrées/ secrètes/ dans les contrées ouvertes/ dans les espaces muets/ de son éternité ». Voilà à quoi nous sommes conviés dans cet espoir sachant chacun comment peser ce qui reste de l’écume, de la fusion de soi au-dedans du langage, cette lumière faible, ce lamparo gracile, la trace éphémère de ce feu grégeois de notre vie. Voilà à quoi sert le poème.

La présence (Shekinah de la source génésiaque) est aussi l’existence qui se dépose dans le recueil. Car c’est bien cela qui retient l’attention, qui fait un écho supplémentaire à l’intérêt poétique de la figure divine, qui ici est une présence maigre – dans le sens du jus, de la matière picturale. Juste pour transmettre. Juste pour dire l’urgence de la dernière impression. Juste pour dire un dernier mot. Or, pour cela, il faut être nu, dépouillé comme la parole dénudée et profonde d’Alain Suied.

Cependant tout n’est pas touché de nécrose, et on éprouve aussi la joie à écouter les oiseaux, à cheminer vers l’illumination, à se laisser bercer par une « chanson de la reconnaissance ». Et pour clore mon propos, j’ajouterai que les encres de Pierre Dubrunquez, sur la couverture du livre, qui sont deux taches de lavis où l’on aperçoit à peu près deux figures humaines, parlent bien sûr et sans doute de cette extraordinaire capacité que la création du monde symbolique a à transcender le temps et le langage ; ce qui est le cas ici avec ce livre extrêmement touchant.

 

Didier Ayres

 

Alain Suied est né le 17 juillet 1951 à Tunis. Il publie dès 1968 dans des revues, puis des livres, et par ailleurs dès 1979, il traduit depuis l’anglais différents auteurs anglo-saxons de très grande importance. En 1989 débute la collaboration avec Arfuyen qui durera jusqu’à aujourd’hui. Il a reçu différents prix. Il est mort à Paris le 24 juillet 2008.

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A propos du rédacteur

Didier Ayres

 

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Rédacteur

domaines : littérature française et étrangère

genres : poésie, théâtre, arts

période : XXème, XXIème

 

Didier Ayres est né le 31 octobre 1963 à Paris et est diplômé d'une thèse de troisième cycle sur B. M. Koltès. Il a voyagé dans sa jeunesse dans des pays lointains, où il a commencé d'écrire. Après des années de recherches tant du point de vue moral qu'esthétique, il a trouvé une assiette dans l'activité de poète. Il a publié essentiellement chez Arfuyen.  Il écrit aussi pour le théâtre. L'auteur vit actuellement en Limousin. Il dirige la revue L'Hôte avec sa compagne. Il chronique sur le web magazine La Cause Littéraire.