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Planche, Antoine Emaz

Ecrit par Carole Darricarrère 06.06.18 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Poésie

Planche, éd. Rehauts, 2016, 129 pages, 16 €

Ecrivain(s): Antoine Emaz

Planche, Antoine Emaz

 

Delicatessen, restituer sans déflorer, patience de l’origami.

Résolument modeste sans ostentation, « Aller au simple. Pas de stuc, pas de dorures » : l’eau, le pain, la planche, le jour, en cela égaux ; la présence de l’écriture, sa main poivre et sel, doigts que l’on devine à bouts carrés, ongles ras, le griffon silencieux du sillon léger de la griffure, l’ombre courte, le rond, cuir tiède de l’habitude au partage de midi, le rabot des jours, la nécessiteuse nécessité d’une planche de salut à penser-poncer-pousser-déplacer en fonction d’une idée mobile de la raideur, un idéal frais, celui de la rigueur, une règle absolue, écrire autour, contrejour de la panne comme de l’élan, remède à, peut-être, las ne se résignant jamais qu’à, renaître.

Recours ou secours, l’écriture, l’affaire d’une vie bien entamée, une affaire d’homme. Poète et enseignant, l’homme est volontiers lent, posé, sage sans ostentation, discret il n’est pas seul mais solitaire oui assidu, droit, dur et doux doit l’être, tour à tour rugueuse et lisse, sa planche. Une présence, un halo dans son dos, une humilité derrière le mur, ici, de côté, veille de pièce en pièce, de page en page, sa muse mouchée, sert le propos, l’ancre bienveillante de son féminin encré. Les murs eux-mêmes y participent : « Seul dans la maison, je ne suis pas seul. Je suis avec la maison ».

De l’abstraction de soi à la douleur que l’on porte en croix dans le dos en miroir du souvenir perdurant d’une autre, écrire comme l’on enfonce un clou, avec netteté, l’écharde au doigt – déroule le mouvement – ; écrire comme l’on vieillit, lentement, quasiment à contretemps, avec cette attention mature et tendre que l’on prodigue au geste, à la chose, au moment, au peu, au métier de vivre comme à cela qui recule dans la vision que l’on en a ; en creux, en bosse : permanence de la fatigue. Quelque chose ici ressemble à une déficience de désir, s’ouvre sur un refus, un nœud dans le bois, quelque chose « racle » dans le geste de vivre, dans l’acte d’écrire : l’aveu d’une vulnérabilité assumée qui « pèse », « coupe les forces, obstrue. Quoi ? ». Quelque chose dans le bois de la planche renâcle sous le trousseau de ses veines.

De ces brèvesles notations courtes, le cran d’arrêt de la main sur l’arête d’une pensée, l’attente sans impatience de la « haute note jaune, stridente faible, mais continue », le bout à bout juxtaposé formant suite constituant un livre, livre d’une vie consacrée aux livres, les siens et les autres, « pans murés » et « impasses dedans » inclus, « une vie normale », « un héroïsme invisible, celui du quotidien, ou l’héroïsme des habitudes », soit « une vie terne », sans spectateur.

L’écrivain prend soin de différencier le journal du livre de notes ; ici clairement cette « circulation de récurrences qui se fait à la longue dans un recueil de notes, à travers le perpétuel changement d’une note l’autre » induisant un rapport diffus au temps, sorte de brumisation philosophale de l’effet panoramique appliqué au détail ne sacrifiant rien à un sens aigu de la réalité morve, ni l’état de santé du jour ni le degré fluctuant de vigueur de la carcasse, sans concession pour soi. Dans ce projet qui n’en est pas vraiment un, une liberté d’accueillir, « vivant-écrivant » et lisant-écrivant, le lecteur « va où je l’emmène », un penchant pour l’amorce, in fine « deux écritures en fragments, voilà tout », gousse fraîchement cueillie, son caviar de grains de vanille de nuit moire sur la langue n’admettant aucune facticité.

Confidence pour confidence, il est souvent question ici de ce qui manque : « une force propulsive initiale », « une phrase qui ouvrirait ». « J’aimerais bien gagner encore dans les aigus, les stridences ». Ou encore « ce soir, non, c’est calme, feu bas, reste de braises que l’on surveille du coin de l’œil ». Ces moments « où le poème frôle » et se dérobe, « dans le corps la possibilité d’un poème », « Et puis çà s’éteint ; tout reprend son cours normal ». Une intimité en faction, guetter, la constance d’une qualité de présence qui participerait d’une invention, le poemwatching, puis de nouveau, vieillir, « uni à la nuit». « Restante » ou « restée », « la nuit nous reste ».

Page 36, « avoir le sens du bonheur c’est peut-être préférer la durée à l’intensité ». Une vingtaine de pages plus loin, la formule s’inverse : « Le bonheur est presque secondaire, l’essentiel est le degré d’intensité d’exister ».

Au détour de la pensée, reste « la joie illisible de l’œil », « l’inlassable plaisir de voir » : « Le jardin est net, maintenant, dans une lumière drue, venue de la gauche. Je ne vois pas sa source mais son sens ». Le tranchant de la virgule participe activement de la netteté, élague, cisèle la phrase en écho aux gestes sûrs du jardinier. Journal de moments, butinant une harmonique de livre en livre, vie parallèle des glissantes attentions portées aux auteurs, aux revues, aux articles, aux livraisons, somme sonnante des amitiés : écrire comme l’on s’ignore. Le souvenir des mains dans la terre contrebalance cela. Réverbération apaisée du corps de la pensée. Une modestie de la pensée face au jardin « plus lent que la mer ». Sorte de respiration profonde, de répit expansé dans le bruit blanc de l’étroitesse. Quelque chose ici, soudain, fait la planche. Vie se suffisant à elle-même. Joie de le lire, presque au ralenti, s’enfoncer dans la terre, ver ténu de sa phrase, au demeurant lisse. Sur l’écran, l’halogénie de Vies minusculesde Michon clignote dans le vent tactile de l’écorce cérébrale. Parenté. Pause. Refermer la parenthèse.

La poésie ? La possibilité de planter des graines, de continuer à semer dans le désert, sans illusions. « Chanter. Le peu possible. À bouche fermée, si nécessaire ». Le sublime bonhomme côtoie le trivial lucide : « Laisse ta page en l’état, tu n’iras pas plus loin. Et mets la table et la soupe en route ». À quelques foulées de là, l’îlot ferme d’une phrase détachée du continent de la vue : « Dès que déclamée, la poésie me fatigue vite ». Chute de la vitesse du côté du poids. Une préférence marquée pour une plénitude de silence suinte de chaque page, un goût monastique de l’écart souriant. Le pépiement de voix d’enfants dans quelque parc lointain, tamisé par la distance, simple sciure de sons l’œuvre de vie de l’autre côté du temps féconde et démultiplie un silence nécessaire.

Tentative de définition du poète. Suit une liste non exhaustive et qui ne manque pas d’humour distinguant 128 sortes de poètes dans laquelle chacun est libre de se reconnaître. Échec : « pour finir sans finir, tout un petit monde qui vibrionne, dont le centre est partout et la circonférence nulle part ».

Certains auteurs sont au moins aussi attachants que leurs livres, ils en deviennent vite addictifs. Certains textes sont longs en bouche. Il en va de celui-là comme d’une bonne tablette de chocolat : l’entamer vous engage insidieusement à la finir, d’un trait dans le délié de la main qui savoure le motif, afin de mieux apprécier les variations subtiles de ses arômes délicats.

 

Carole Darricarrère

 


  • Vu : 1957

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A propos de l'écrivain

Antoine Emaz

 

Antoine Emaz est un poète français né en 1955 à Paris.

 

A propos du rédacteur

Carole Darricarrère

 

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Carole Darricarrère est née en 1959 en Afrique où elle a grandi. Elle est l’auteure de nombreux livres de poésie. Son travail oscille entre différents vortex d’écriture embrassant dans un même élan la littérature et la photographie d’auteur ou encore la création radiophonique.

 

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