Ozanges, Richard Millet (par Claire Fourier)
Ozanges, Richard Millet, Est-Samuel Tastet éditeur, 2024, 124 pages, 20 €

Ozanges, qui pourrait s’écrire Aux anges, est un très beau livre de Richard Millet. L’histoire ? qui n’en est pas une : l’alter ego de l’écrivain, Pascal Bugeaud, est hébergé dans un château plus ou moins abandonné où il va passer une nuit, seul, en hiver. Des bruits infimes, des craquements légers qui ont l’air de chuchotements, des lueurs, des souvenirs qui reviennent, reviennent, et se ramifient. L’homme a peur, il ne dort pas et il erre jusqu’à l’aube dans les couloirs et diverses pièces du château.
Quels fantômes habitent derrière les portes tandis que, frissonnant dans l’obscurité, il monte et descend les escaliers, ouvre avec anxiété les poignées de porcelaine blanche, allume un peu de feu dans une cheminée, s’assied à une table poussiéreuse devant une bouteille de vin – soupirant après un peu de clarté et d’amour, guettant jusqu’à l’aurore une présence qui réchauffe et fasse reculer la mort ?
Un livre qui transperce – Quelle sensibilité que celle de Richard Millet. Quelle vulnérabilité. Surtout quel art de fouiller, forer, tarauder (sur 120 pages) les sentiments et d’en extraire la substantifique moelle !
Je connais des écrivains contemporains qui sont habités par la langue, mais peu qui habitent la langue : qui y évoluent comme un poisson dans l’eau, un oiseau dans les airs – ou un ange dans les nues.
Précisément Ozanges m’a semblé avoir un rapport singulier avec l’ange.
Le récit de Richard Millet m’est apparu comme son Élégie de Duino : c’est un long cheminement solitaire dans la nuit, un long et tremblant essor vers la lumière, c’est la « montée obscure de l’appel » de Rilke.
On peut aussi invoquer, à propos de Richard Millet, le porte-lumière qu’est Lucifer : l’ange (dé)chu, tombé sur un éclat d’émeraude qui s’est incrusté dans son front et le rend particulièrement clairvoyant. « Tout ange est terrible ».
Ozanges ou Aux anges, c’est encore la lutte de Jacob avec l’Ange.
Au matin, Jacob triomphe de l’Ange.
Un livre écrit dans une langue d’orfèvre par un amoureux de la syntaxe. Balancement musical des propositions subordonnées. Tournures de phrases qui ne sont qu’à lui : flux d’ondes harmonieuses qui s’entrelacent. Jamais une image gratuite, un concept fumeux, ni un artifice : un français clair, fluide et lisible.
Une langue sans heurt pour dire une sensibilité heurtée. Une langue sereine pour dire l’anxiété et traduire une âme d’écorché vif.
Ozanges. Un livre assez inouï et qui appelle, pour en saisir toutes les nuances, une ouïe fine.
J’ai du mal à penser qu’un écrivain de cette rigueur, de cette qualité (qui incarne le dilemme de la pesanteur et la grâce tels qu’analysés par Simone Weil) ait pu être ostracisé par ses pairs – au motif d’un « éloge littéraire » du meurtrier norvégien. Livre qu’ils ont pris au premier degré, prouvant par là qu’ils ne sont ni des lecteurs, ni des écrivains (au reste l’aigreur est-elle compatible avec la qualité d’écrivain ?) – Jean Baudrillard eût compris cet éloge paradoxal, lui qui, en évoquant, entre autres, l’esthétique, a traité du crime parfait… qui n’est jamais parfait.
Richard Millet, écrivain réprouvé donc – et je me demande si ceux qui l’ont banni d’une sphère éditoriale reconnue ou présentée comme supérieure n’auraient pas banni Rimbaud qui fut un trafiquant d’armes, un marchand d’esclaves, sans scrupule, ni souci des « droits de l’homme ». Rimbaud, le poète maudit de son temps, mais admiré comme tel de nos jours. Alors, qui sait si ne on tressera pas demain des lauriers à Richard Millet, l’écrivain maudit d’aujourd’hui ?
L’on peut s’étonner que les dits grands éditeurs de « littérature française » ne se disputent pas un écrivain qui s’exprime dans un tel français, classique et indémodable.
Mais somme toute, peut-être cet homme douloureux et d’une grande droiture s’est-il habitué à l’écart et, tel Trophonius, l’être souterrain de Nietzsche, Richard Millet désire-t-il « connaître de longues ténèbres qui ne soient qu’à lui, progresser avec une douceur inflexible dans son élément secret, énigmatique, guettant sa propre rédemption, sa propre aurore » ; et s’adressant seulement, comme Nietzsche/Trophonius, à ses « patients amis », se sent-il sinon bien, moins mal loin de la foire aux vanités.
L’Entrée du Christ dans la langue française, Richard Millet, Est-Samuel Tastet éditeur, 2024, 124 pages, 20 €
J’ajoute ceci, que m’inspire un autre livre, poignant, de Richard Millet, L’Entrée du Christ dans la langue française (ou l’entrée du poète dans la Jérusalem céleste ?). Je suis pantoise face à ce long poème inattendu, à cette tentative de transfigurer un Golgotha lié à sa propre maladie et surtout au deuil de son épouse. Le lyrisme retenu, la rigueur des métaphores, l’enroulement des phrases cadencées, le cheminement dans un verbe royal, l’ouverture sur l’au-delà m’ont rappelé la somptuosité de Saint-John Perse.
Voilà assurément de la haute poésie.
Je ne sais si Millet a le don des langues, mais il a le don de la langue française et son génie. Comment dès lors s’étonner qu’il souffre d’une langue aujourd’hui bradée et humiliée qui lui « ouvre l’âme comme une gorge de brebis » ?
« Ma patrie est partout où l’on m’élève au-dessus de moi-même », disait Montherlant. La langue est la patrie de Richard Millet et elle l’élève au-dessus de soi : verbe qui tente de dire le monde et, dans cet effort même, dérobe le poète au monde : lieu de jouissance et linceul à la fois, la langue est sa croix de granit dressée vers le ciel, au carrefour désert des routes.
Ce long et singulier poème qui nous aspire et nous tient en haleine, c’est la prière balbutiée d’un « songeur reclus », c’est un De profundis, le Clamavi ad te, Domine ; c’est un chant de douleur qui devient magnificat ; c’est un psaume, cantique vespéral d’un « survivant qui garde un peu de braise ».
Comment – me dis-je –, comment un poète d’une telle ampleur peut-il être ostracisé par ses pairs ? Mais le Christ et son entrée à Jérusalem, n’est-ce pas : « Qui dites-vous que je suis ? »…
Claire Fourier
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