Ombre à n dimensions (Soixante-dix variations autour du Je) (par Claire-Neige Jaunet)
Ombre à n dimensions, Stéphane Sangral
Ecrivain(s): Stéphane Sangral Edition: Editions Galilée
« Je suis quoi ? ». Le recueil de Stéphane Sangral Ombre à n dimensions explore cette question, essentielle pour donner un sens à notre vie. Mais les réponses prolifèrent dans « Soixante-dix variations autour du Je ». Soixante-dix : un nombre symbolique, combinant le sept et le dix. Sept : modèle astronomique englobant le temps et l’espace, présent dans la Genèse et dans l’Apocalypse, et dans des cycles achevés mais renouvelables. Dix : le nombre qui exprime le multiple et la totalité parce qu’il marque le retour à l’unité à la fin d’un cycle lui aussi renouvelable et pouvant recommencer en englobant ce qui a précédé. Soixante-dix : n dimensions comprises dans le Je qui cherche à se reconnaître entre unité et multiplicité, singularité et universalité.
« Je suis… », se dit le poète, acte circulaire et gouffre, une chose, une interaction, un point, « une plaie d’où s’égoutte un semblant de vie à vivre », une matière qui « se renouvelle pour me constituer », un « brouillard poisseux », un cercle qui doit « croire en son centre », « l’attente d’unJe suis »…
Le Je, qui ne cesse de « buter sur soi », se redéfinit sans invalider la définition précédente, un Je touché par l’idée de la mort comme « viol », noyé dans l’eau d’un fleuve qui « rêve ses reflets », perdu dans les plis du temps, du cerveau et du corps, « contemplant l’incertain crépuscule », se heurtant au vertige de la dualité (il est tout autant qu’il « fait semblant », il est tout à la fois « jonction » et « dans la jonction»…) et de la démultiplication (il est « à l’intérieur de l’univers », « de l’univers », cet univers lui-même, et le porteur de celui-ci).
Le danger du « Rien » qui « prend toute sa place » s’insinue alors : « Pour un Je suis je me poursuis, mais mes pas sont Néant ». Un Rien qui fait venir la tentation du « si j’étais… ». L’esprit s’aventure du côté de ses limites, le « je ne suis que » remplace le « je suis » : je ne suis qu’une question, un errant, « une masse d’ennui par l’ennui écrasé », « la surface de l’idée », « l’objet d’où s’exhale mon Je », « le frisson du Je suis »… Le Je n’est qu’une incertitude entre le concret et l’abstrait, le visible et le senti, et ici encore chaque définition en appelle une autre, l’essence du Je n’est jamais épuisée, elle se révèle « secret constant ». Jusqu’à s’objectiver dans l’universel quand Etre prend le pas sur « je suis » et que Je apparaît « comme entité indépendante inscrite dans la formule Je est ». Je est, est musique, mouvement, substance, et dialogue avec Je suis.
Jepeut s’affranchir du verbe être et penser, regarder et « voir le fond », « être conscient de saconscience », et écrire. Et le poète d’écrire, « pendu à la poutre de monJe », pour essayer de rapprocher les bords d’une blessure ancestrale, pour s’abandonner au « brumeux chaos » de l’imaginaire, pour conduire une « construction permanente », pour chercher… avant que ne tombele tout.
Je suis, suis-je, que suis-je, je ne suis que… questions obsédantes qui s’envoient des échos et se recouvrent mutuellement pour laisser émerger le simple Je, « modification constante de l’immodifiable ».
Claire-Neige Jaunet
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