Mystérieux Templiers, Idées reçues sur l’ordre du Temple, Jean-Vincent Bacquart
Mystérieux Templiers, Idées reçues sur l’ordre du Temple, Editions Le Cavalier Bleu, avril 2013, 225 pages, 19 €
Ecrivain(s): Jean-Vincent Bacquart
A de rares exceptions, l’infraction de non-conformité ou le délit d’atteinte à la vérité de l’Histoire n’expose quiconque aux poursuites et à une peine encourue en justice. En ce domaine d’ailleurs, l’utilisateur d’un terrain totalement ouvert à sa fantaisie et au libre mouvoir ne connaît généralement aucun délimité de piste ni la moindre borne péagère qui pourrait le contraindre ou le dissuader. Seule, de ce point de vue, une conscience individuelle scrupuleuse peut encourager le discernement et la sagesse.
C’est ainsi, de loin en loin et au grand dam des historiens toujours les plus sensibles aux analyses orthodoxes et aux justes interprétations, que perdure à tout sujet quantité de mensonges, que se distillent sans fin certaines fallacieuses ou plus farfelues théories estampillées du sceau de la vérité nouvelle. Sur la frontière habituellement ténue du religieux au politique notamment, les positionnements dichotomiques ouvrent alors l’affrontement parfois agressif des revendications du savoir conforme.
Dans l’illustration d’un tel phénomène courant, où certains exemples thématiques se disputent par entêtement et redite tous les records, après une compétition déjà pluri-décennale, les mots « temple » et « croisades » continuent ainsi aujourd’hui de remporter de fort bruyantes victoires. En recourant aux examens scientifiques, surtout en balayant grâce à eux les douloureux poncifs ou en corrigeant les préjugés les plus graves, même s’ils haussent parfois exagérément le ton face aux déviations sans cesse renaissantes, nos historiens méritent que soit la plupart du temps salué leur travail rectificateur, sain et objectif. Au fil des pages de son livre Mystérieux Templiers, Jean-Vincent Bacquart dénonce pour sa part la prolifération désastreuse de l’égarement :
« Lorsqu’un texte sorti de l’imaginaire d’un romancier américain déchaîne à ce point les passions, on entrevoit sans peine les ravages que peuvent provoquer des ouvrages médiocres sur le Temple, parés du titre d’essais historiques » (p.14).
Evoquant la réputation de best-seller dont s’entoura le roman Da Vinci Code lors de sa parution en 2004, l’historien laisse aujourd’hui éclater sa profonde irritation. En son ouvrage il réunit et instruit alors sans concession de vigoureux commentaires relatifs aux interprétations erronées ou infondées que publient sans fin ces officines de la communication particulièrement hantées par les soi-disant secrets de l’histoire templière. Ces mystères sont bien naturellement toujours davantage entretenus qu’en voie d’être élucidés. « Les idées reçues, les erreurs grossières, voire les faux sciemment produits, se multiplient de manière exponentielle sur la Toile » (p.14). Non confiné au répertoire recrudescent et souvent consternant des informations fausses divulguées sur le très sérieux sujet des chevaliers de l’Ordre, également non cantonné à de ponctuelles réfutations ou rectifications, le travail de Bacquart se prolonge dans une éclairante remise à plat des connaissances liées à la question de ces acteurs du moyen-âge autrefois enrôlés dans une mission très spéciale d’Eglise. Aussi rares ou fragiles soient-elles, les données accessibles sur ces faits avérés ne sauraient en effet se voir utilisées comme des gigognes que l’on emboîte dans un fantasmagorique et douteux emballage de reconstitution. Ainsi, du lieu de résidence des premiers templiers à Jérusalem (sur l’esplanade actuelle des mosquées) jusqu’au fabuleux mais absolument fictif trésor caché de l’ordre après sa dissolution. Contre ces travers aussi résurgents que coriaces dans les publications, J.-V. Bacquart s’exaspère et s’insurge. Il pousse un grand coup de gueule, bientôt aussi sûr et tranchant que le furent autrefois les lames de Saladin s’abattant sur de nombreux défenseurs religieux des Etats latins. N’étaient-ils pas initialement exclusivement dévoués à la protection environnante du saint Sépulcre ?
Hugues de Payns fut à la charnière des XIe et XIIe siècles ce membre quasi insignifiant de l’aristocratie champenoise, tout à coup subjugué par le message d’un pape français invitant lors d’un concile (Clermont en novembre 1095) la masse au rachat subit et individuel de ses iniquités. Au temps entrevu, ces sortes d’injustices s’apparentaient en réalité surtout au préjudice que subissait frontalement l’institution romaine d’Eglise, par idéologie tenue au renoncement des armes, cependant en pleine revendication d’un pouvoir supérieur que les représentants du temporel lui contestaient un peu partout (motif éminent de la querelle des investitures et de la réforme grégorienne). La richesse sans cesse plus grande et insolente de l’ambitieux présidium ecclésial suscitait de ce temps la convoitise virulente de ces « bellatores » du monde féodal qui s’estimaient çà et là outrageusement spoliés et tapaient alors dans les nombreuses escarcelles pontificales à leur portée. On se souviendra que la très influente et inféodée abbaye clunisienne, richissime et rayonnante, faisait elle-même tout spécialement les frais de la situation…
« … Qu’ils deviennent de véritables chevaliers, ceux qui longtemps n’ont été que des pillards ; qu’ils combattent maintenant comme il est juste, contre les barbares, ceux qui autrefois tournaient leurs armes contre des frères d’un même sang qu’eux ! » (p.25).
Suite aux proclamations antérieures trop peu efficaces des « paix » et « trêve » de Dieu, nulle volonté ferme de détourner une bonne fois les ardeurs accaparantes et belliqueuses ne fût aussi clairement annoncée. Probablement au même titre qu’un nombre important de petits seigneurs qui se sentirent, faute de réaction future et à cette occasion du concile clermontois de 1095, menacés d’un ticket simple pour les enfers, Hugues de Payns dévouerait finalement sa personne dans la croisade (le « saintoié passage ») ainsi prêchée par l’ex-clunisien Eudes de Chatillon, alias Urbain II. De son propre fait, mais avec l’épaule de son complice Geoffroy de Saint-Omer, Hugues deviendrait sans tarder le fondateur et chef reconnu d’une innovante milice religieuse, dont le glaive « aseptisé » par Bernard de Clairvaux (grâce à l’« Eloge de la nouvelle chevalerie ») se placerait à la défense du tombeau christique. Après l’ordre hospitalier de saint Jean de Jérusalem, naîtrait si bien, entre 1120 et 1129, celui cette fois en même temps religieux et militaire du Temple.
Deux siècles d’un devenir tumultueux et riche en événements dramatiques prolongeront l’existence de cet ordre atypique, régulièrement dispersé entre Palestine et états occidentaux de la chrétienté hégémonique.
« Daté du 14 septembre 1307, l’ordre d’arrestation des templiers est envoyé à tous les baillis et sénéchaux, qui devront agir avec la plus grande discrétion le 13 octobre suivant. Le roi leur révèle que “cachant le loup sous l’apparence de l’agneau”, les templiers sont coupables de crimes horribles… »(p.119).
Pour des raisons nettement aussi obscures qu’excessives mais à tout le moins très politiques, plaçant ainsi le pape face à sa détermination emportée, Philippe le Bel mettra d’un seul coup un terme à la rocambolesque épopée française de ces chevaliers de Dieu, conforté de l’agrément soutiré au pontife. A la tête de ces miles Christi et à son tour conduit sur le bûcher, à défaut peut-être d’avoir su lui-même sauver sa vie face aux accusations d’hérésie, Jacques de Molay gagnerait pourtant de ce temps les honneurs posthumes liés à sa réputation et à celle de son ordre…, sans probablement jamais n’en avoir rien réclamé. Malédictions prononcées, fausses intentions prêtées, message cryptés sous un éternel et caverneux mystère n’en finiront plus alors de s’associer à ce personnage le moins froidement exécuté…
Au regard du toujours très tapageur engouement « templiers » de maintenant, l’ensemble des points nécessitant un redressement de conformité ou la dénonciation de dérives pertinentes ne paraît pas avoir échappé à Jean-Vincent Bacquart. D’autres historiens avant lui auront toutefois déjà très nettement labouré le terrain ou même rectifié la donne face aux habituelles contrevérités. Entre tous, et grâce à son livre paru en 2004 sous le titre Les Templiers, Une chevalerie chrétienne au Moyen Âge (Le Seuil), l’historien Alain Duverger se sera particulièrement distingué dans cet exercice. Tandis que J.-V. Bacquart ne semble alors s’appuyer ici souvent que sur une belle quantité de défrichements préexistants, son originalité réside incontestablement dans son approche de la tournure nouvelle où, ainsi que l’hydre à laquelle on a déjà coupé plusieurs fois la tête, ressurgissent avec autant de vie et de pugnacité ces idées saugrenues véhiculant les pires inexactitudes collées à la chronique historique des templiers. L’explosion médiatique récente, notamment par le biais totalement incontrôlé du « net », en est effectivement une cause évidente.
Slogan très actuel aussi, que Bacquart n’aura cependant pas pris en compte : « le roman reflète davantage la vérité que l’Histoire elle-même ! ». De l’hydre on passe alors à la pieuvre qui, de ses bras tentaculaires et visqueux, bouscule et réduit à la portion congrue les rayons « histoire » de nos librairies de marketing populaire, faisant place nette et profitable à ceux du roman bas de gamme, ceux de l’ésotérisme à tout crin ou encore aux étals encombrants des nouvelles sciences spiritualistes, bien peu alertes de ce côté pourtant. Cette mode imprimée en France par les Etats-Unis ne nous laisse que mieux entrevoir combien, pour le sujet présent notamment, le pesant déficit d’une histoire médiévale américaine ne saurait résister, non uniquement aux projections oniriques, surtout aux visées mercantiles d’un pays sans respect pour des sujets étrangers à sa matière, mais qu’il s’approprie cependant sans crainte des anachronismes les plus débiles. Ne sont-ils pas merveilleux ces templiers nés à Boston ou à Philadelphie ? Déjà pourtant se sont très amplement greffés dans la mémoire d’outre-Atlantique ces combattants revêtus du haubert mais également armés d’un colt à la ceinture : « Soudain, quatre cavaliers en costume Templier sèment l’apocalypse, parmi les robes et les smokings… [] Tess, une brillante archéologue, assiste au pillage. Très vite, elle a le sentiment que ces intrus, loin d’être de simples criminels, ont un lien avec la véritable histoire des Templiers » (4° de couverture/Le dernier Templier/Raymond Khoury/Pocket 2005). Que de belles promesses pour l’avenir ! Celui de la science et de l’histoire en particulier.
Si ce sont là les trésors enfouis au plus profond des ténèbres et que l’on nous invite à débusquer encore, bien utile se voit alors ce rayon de clarté projeté par Jean-Vincent Bacquart sur tant de supercheries grossières et d’aussi délirantes stupidités.
Vincent Robin
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