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Mes intimes étrangers, Luc Duwig, par Sandrine Ferron-Veillard

Ecrit par Jeanne Ferron-Veillard le 30.04.18 dans La Une CED, Les Chroniques

Mes intimes étrangers, Luc Duwig, Carnets Nord, mai 2018, 167 pages, 16 €

Mes intimes étrangers, Luc Duwig, par Sandrine Ferron-Veillard

 

Au jeu du réel et du fictionnel, Luc Duwig gagne. Attention ami lecteur, il va te malmener. Te dire toute la vérité ou travestir toutes les lignes. Tu es averti. Le lien et la famille, celui auquel tu t’attaches parce que tu le crois vrai, parce que tu crois que le mot est vrai. La place de chacun sur la ligne. Sa patine, sa légende et son héritage. Le récit a existé. Les personnages. Reconstitution imaginaire. Treize photos à mi-parcours. Et deux cartes. Trente-deux chapitres. Tu es intrigué.

Jeest le narrateur né en 1961, au pied du mur. Berlin et la guerre froide. Jeest le petit-fils sous l’ombre du grand-père, Jean-Ferdinand. La belle histoire de famille. Et pourtant. Taches et dates manquantes sur l’échiquier familial. Le grand-père que chacun prétend disparu, que chacun efface avec sa propre langue.

D’abord le contexte, celui qui n’excuse pas, le contexte qui encadre. Page 42. 1940. L’Alsace-Lorraine. Le départ bien sûr. L’exil plutôt. L’installation à Vésines. Le temps nécessaire pour admettre. Le grand-père Jean-Ferdinand (hasard du prénom ?) et la grand-mère Marie et puis leurs deux enfants dont Françoise, la mère du narrateur. Le troisième naîtra fin 1945, l’enfant de la conciliation. Grâce à une importante somme d’argent, l’argent de l’assurance perçu suite à un grave accident de la route, le couple achète un café et l’appartement au-dessus. Le contexte. Et les détails de l’histoire, ceux que tu peux vérifier aisément dans les autres livres et qui t’éclateront à la figure ensuite. Fin de la guerre. Jean-Ferdinand n’est plus, mort non, juste disparu et les trois enfants n’ont pas de père. Mais reviens sur tes pas, quelques pages en arrière, reprends page 48. Le café.

« Vous avez fait le bon choix. Comme les bals et les dancings sont fermés sous l’Occupation, la clientèle se rabat sur les cabarets et les bars et si la mobilisation provoque une chute de la fréquentation, elle est compensée en partie par l’afflux des soldats allemands. Et grâce à eux, vous obtenez l’autorisation d’exercer toute la nuit malgré l’instauration du couvre-feu ».

Le narrateur grandit au bord de l’histoire. À côté de sa famille. La tendre complicité avec sa grand-mère Marie. L’amour au-dessus des générations. L’amour dans le mot Mamy, l’amour dans les plis de la peau, dans le creux d’une oreille, là tout doux, mon ange,laisse-toi porter et ne pose plus de questions. La duplicité. Au-dessous les mensonges. Les choix. Ils ont fait cela, ils ont été cela, ils ont vécu cela.

Le petit-fils, l’aîné des petits-enfants, devra vivre, et quel qu’en soit le prix, avant que son cœur ne l’abatte.

Il ne faudra pas omettre de recouvrir avec soin les consciences. Avant d’éteindre la lumière.

« Ta mystérieuse disparition nous a laissés sans voix, nous a enfermés dans le silence, a fait de nous des bouches cousues, des êtres bâillonnés – “mystère” vient du grec muistêtsqui donnera “muet”. Dans la famille, chacun consent au silence et le transmet au maillon suivant ».

Ça te parle peut-être ?

« A-diction contemporaine comme impossibilité à dire ».

Jese dévoile. Pressant. Violent. Des meurtrissures sous silence. Des méplats gluants. La culpabilité lui colle à la peau, lui colle la peau au crâne, au cœur, aux os, saturent les organes. La poisse et l’immonde. Le corps familial engloutit. Il étouffe. Le petit-fils va profondément se punir. Il va le poursuivre, le grand-père, le disparu, relever la moindre piste qui trahit son infâmie. L’homme qu’il a été pour l’Occupant, le rabatteur, le tortionnaire, le pronazi. Ne plus lui laisser la moindre chance d’oubli. L’histoire s’en charge. Entre la traque et la quête. Entre la France et l’Argentine.

Digressions digestives. Et géographiques. Des noms cités puis abandonnés. Des références, là un titre de film, ici une citation, un auteur reconnu, un mot d’esprit. Soit. C’est le jeu. Et puis. Tous ces lieux où l’un s’installe, sans savoir qu’un de ses ancêtres a vécu là, précisément soixante ans auparavant, là il a fait saigner la terre. Certains le sentent dans les lignées, désignés pour casser la ligne, leurs chairs portent ces marques comme autant de stigmates, dans le noyau des cellules, le cœur court comme autant de valves qui s’ouvrent si mal. La grand-mère. Adorée grand-mère, belle de surcroît, la belle interprète pour la Gestapo, la silencieuse Marie, fidèle à son époux, si complice. Oui tu as le droit d’aimer tes aïeuls.

Page 144, il semble que tu règles tes comptes.

« Qu’est-ce qui se cache derrière le désir de sauver des vies, d’aider son prochain, de faire le bien ? Sans doute un mélange de compassion, de pitié, de rejet voire de mépris quand le corps abîmé inflige au soignant un choc violent, une blessure narcissique (…). J’aurais pu tuer, comme toi, qui plus est au nom de la compassion (…). Mais pas au point de donner la mort. Non, jamais. Je réaffirme par-là mon opposition farouche à l’euthanasie ».

Ne plus décider de la date sur la stèle.

Il y a, faut-il le souligner, des pages poignantes, à empoigner, à déraciner, presque à détacher des autres tant il faudrait pouvoir les maintenir à portée et les relire. Page 144, page 145. Entre autres. Il y a le malaise que cette citadelle de mots te laisse dans les yeux, la fiction des faits, la véracité des visages, et la posture, la tienne, à devoir épurer seul tes archives. L’odeur des archives.

Longtemps tu te demanderas, en scrutant encore et encore les photos noires, les photos grises, si les regards ont existé, les gestes dans les corps imprimés, le pli d’un vêtement, pourquoi ils ont fait cela, ils ont été cela, ils ont vécu cela. Pourquoi ont-ils persisté, quitte à se désavouer, impossible, faire demi-tour, non, aller tout au bout quitte à tuer tous les visages à venir, ceux de son sang germant sous terre. Au nom de l’amour filial et de ses culpabilités fétides.

Pourquoi, quand ni l’argent, la fuite, la peur, la honte ne motivaient tes actes abjects.

« Qu’as-tu haï en toi au point de vouloir détruire ceux qui te ressemblaient ? ».

Ce livre est une pierre tombale, une épitaphe, non pas pour pardonner ou se souvenir mais afin d’être pardonné de sa mémoire. Il y aurait ainsi dans chaque famille un seuil, un terme, un trait tiré, un cri. Après moi c’est terminé. Ce texte est donc la première pierre jetée. S’il est nécessaire d’écrire d’abord sur son propre mur pour ensuite bâtir l’édifice, le jeu du jeest ici réussi.

 

Sandrine Ferron-Veillard

 

Médecin urgentiste de formation, puis médecin en soins palliatifs, Luc Duwig est aujourd’hui psycho-oncologue et anime des ateliers d’écriture pour des patients atteints de cancer. Mes intimes étrangersest son premier texte publié.

 

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A propos du rédacteur

Jeanne Ferron-Veillard

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Jeanne Ferron-Veillard naît le 16 septembre 1975, à Lorient. Grandit en Bretagne puis à Albi. A l’âge des grandes mutations, part sur Paris : pensionnaire à l’école de La Légion d’Honneur. Les études ? Niveau licence, quelques souvenirs en Lettres Modernes. Puis ce sera l’Angleterre où elle restera quatre années. Retour en France, entre autres responsable d’une très jolie librairie à Paris. Petit tour de France puis du monde, lit, écrit et vit depuis au même endroit incognito.