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Meryem sous le dattier - À propos du roman de Sinan Antoon, Ave Maria, par Yasmina Mahdi

Ecrit par Yasmina Mahdi le 03.07.18 dans La Une CED, Les Chroniques

Sinan Antoon, Ave Maria, Sindbad Actes Sud, mai 2018, trad. arabe (Irak) Philippe Vigreux, 192 pages, 21 €

Meryem sous le dattier - À propos du roman de Sinan Antoon, Ave Maria, par Yasmina Mahdi

 

« À côté du Christ, Marie est la plus grande gloire du peuple juif »

Cardinal Francis Arinze

 

L’originalité du titre de ce roman de Sinan Antoon, Ave Maria indique l’orientation spirituelle de l’ouvrage, sous-entend les problématiques multiconfessionnelles entre les communautés religieuses orientales, remettant en question les préjugés qui induisent l’adage simpliste, arabe égal musulman. Néanmoins, Meryem/Marie est largement mentionnée dans le Coran (trad. Jean Grosjean) dans la Sourate XIX, Marie, de l’Annonciation et de l’enfantement de Jésus, et à la Sourate IV des femmes, « Oui, parce qu’ils n’ont pas cru – qu’ils ont horriblement calomnié Marie », et fait partie du culte musulman. Traité émouvant de rites catholiques distincts selon les églises syriaque ou chaldéenne.

Dans ce roman, il ne reste au protagoniste que des bribes du passé, des souvenirs de famille – le pilier de base social et affectif –, « un luxe de détails » de la mémorisation d’archives « que [son]cœur garde jalousement »  contre  « le présent piégé ». Histoire d’une déshérence écrite en un style sobre, sans fioriture, assez froid. Ainsi, Sinan Antoon suit les mouvements du narrateur, emploie le je, personnalisant le récit qui débute presque sous la forme d’un journal intime. Les microphénomènes comme signes de l’ordinaire des jours discordent de façon pathétique avec le fracas de la guerre et l’horreur des massacres. Une scène forte illustre tristement le quotidien de l’Irak, une scène oxymorique, où un soleil violent éclaire le cadavre éteint de l’être aimé. L’auteur emploie des schèmes caractéristiques de la mélopée et de la prosopopée arabes, la notation de l’oralité (la prière), la prose lyrique, le verbe psalmodié. La Bagdad des Mille et une Nuits des Dames insignes et serviteurs galantsn’est pas entièrement tuée, son âme vivace persiste telle « Une colombe grise posée dehors », ni les recherches formelles de ses poètes : « Vous deux faites tourner la coupe elle me manque/Comme à l’enfant sevré le sein nourricier ».

Les aléas politiques sont « à la fois drôles et à pleurer » – les dérives d’un parti au départ unificateur du monde arabe, la démolition d’un état sous contrôle extérieur soumis à la plus brutale des assignations : « pétrole contre nourriture » – ; (à ce propos, les notes de bas de page sont très utiles). Le conflit générationnel est alimenté par l’ignorance du passé historique de la jeunesse arabe qui affiche des opinions tranchées et dénuées d’analyse – mode généré par le grand capital, le formatage consumériste, problème redoutable d’où les crispations autour du repli identitaire et les adhésions à des régimes fascisants. Génération sacrifiée pour laquelle l’existence commence sous « un déluge de bombes ». Spectateur impuissant, le lecteur assiste à l’anéantissement de chaque infrastructure, chaque quartier que Sinan Antoon reconstruit, rebâtit, en faisant preuve de résistance. Une population dans son ensemble se trouve piégée par les check-point, tout se gâte, s’endommage. Les habitants isolés n’ont plus de prise sur leur existence. Seule la télévision diffuse après-coup et partiellement les pires événements.

Ce livre est important, ne serait-ce qu’au vu de la parole arabe, de sa renaissance, des réminiscences dont elle est constituée, de langues autres, dialectales et antiques comme l’araméen, le kurde, le chaldéen, le syriaque, l’hébreu, et Sinan Antoon l’incarne à travers la diégèse de familles. L’Irak avait un visage, l’Irak possédait une infinité de caractères avant d’être frappé par la tragédie. Le Moyen-Orient et les membres de ses diverses confréries se sont éparpillés en diasporas parfois sans jamais se revoir. Les civilisations sémitiques ont été oubliées, l’Homme arabe a perdu la parole. L’auteur n’hésite pas à rappeler une partie des apports de ces vieux mondes « babyloniens et assyriens », du « code d’Hammourabi » et la culture millénaire du palmier-dattier, consacré « depuis la Sourate de Marie », arbre du paradis dans le Coran. Le réalisme de ce roman contemporain privilégie le descriptif sans qu’il soit une fin en soi. L’auteur, portraitiste et miniaturiste des mœurs de cette généalogie bagdadienne, souligne que les premiers chrétiens ont vu le jour près du Jourdain et en Palestine, alors que l’idée de communautés ne déclenchait pas des haines stériles.

Quelque chose de macabre plane dans Ave Maria et justifie l’interrogation atterrée : « Mais qui aurait pu s’imaginer une seule chose de ce qui s’est passé ces dernières décennies ? ». L’accumulation des affaires abandonnées reste le résidu de la présence des irakiens après leur exil. Sinan Antoon témoigne avec brio de la liberté de ton d’antan, de la sensualité du répertoire classique ou dialectal quand les poètes déclamaient sur les mérites du vin, de la nature, entité métaphorique des espèces magnifiques du jardin, où chaque fleur a son langage. Le romancier égrappe les perles de la poésie et de la musique savante du maqâm, « chambres de mon âme ». Le jardin est le pendant de l’épistémè arabe, ainsi que la maison, tous deux unificateurs panoramiques de la ville de Bagdad. Cependant, le noir reste la couleur abondamment citée, pour l’avenir, les objets, l’absence de lumière, les habits, les photographies, les yeux, les cheveux, les rappels d’outre-tombe, jusqu’au barrage de Samarra (le brun, la nuit).

Je conclurai mon propos sur ce livre-manifeste éclairé en citant Sinan Antoon et son hommage à la beauté de la calligraphie, du chant « des cantillateurs du Coran », des « mots du Credo gravés en caractères koufiques dorés », des tableaux de l’église, des broderies, de  « la voix du prêtre (…) sortie tout droit du fond des âges et des commencements obscurs » et de celle des femmes brunes au charme éclatant. Des voix plurielles remontent du passé d’hommes, de femmes, d’eucharisties où le sang des martyrs massacrés coule à flot. La contemporanéité a engendré des pratiques assassines et terrorisantes, des autolyses à but de destruction totale. Et l’amertume persiste comme celle du grain de cardamome sur la langue de la fillette et celle de l’olivier christique. Mais au milieu des douleurs, la consolation et l’espoir de paix demeurent aussi forts que la litanie des trente-cinq qualificatifs de la Vierge du « missel du Mois de Marie ».

 

Yasmina Mahdi

 

Sinan Antoon, né à Bagdad en 1967, a publié quatre romans, dont Seul le grenadier paru chez Actes Sud en 2016. Titulaire d’un Ph. D de la Harvard University en études arabes et islamiques. Il a reçu le prix de lAmerican Literary Translators Association pour sa traduction anglaise de Mahmoud Darwich. Il était présent en mai 2018 au Festival Étonnants voyageurs et à Paris. Ave Maria figure dans la sélection du prix Littérature-Monde (roman étranger).

 

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A propos du rédacteur

Yasmina Mahdi

 

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rédactrice

domaines : français, maghrébin, africain et asiatique

genres : littérature et arts, histoire de l'art, roman, cinéma, bd

maison d'édition : toutes sont bienvenues

période : contemporaine

 

Yasmina Mahdi, née à Paris 16ème, de mère française et de père algérien.

DNSAP Beaux-Arts de Paris (atelier Férit Iscan/Boltanski). Master d'Etudes Féminines de Paris 8 (Esthétique et Cinéma) : sujet de thèse La représentation du féminin dans le cinéma de Duras, Marker, Varda et Eustache.

Co-directrice de la revue L'Hôte.

Diverses expositions en centres d'art, institutions et espaces privés.

Rédactrice d'articles critiques pour des revues en ligne.