Ma Voix silence, Elisabeth Granjon (par Parme Ceriset)
Ma Voix silence, Elisabeth Granjon, éditions La Rumeur libre, 2021, 88 pages, 10 €
Réalise-t-on toujours l’importance du langage comme vecteur d’intégration à une communauté humaine ? Selon le sociologue Pierre Bourdieu, les échanges langagiers ne reposent pas sur « un simple partage ». En effet, des jeux de pouvoir et de domination sont à l’œuvre entre les interlocuteurs. Ainsi, il en découle que celui ou celle qui ne maîtrise pas la langue d’un pays où il vient d’arriver se retrouve exclu du tissu social et privé de tout lien égalitaire avec ses semblables.
Dans le recueil, Ma Voix silence, postfacé par Patrice Vandamme, Elisabeth Granjon réussit la prouesse de se glisser dans la peau d’une femme qui se trouverait dans cette situation. « Je suis l’autre », dit-elle. « Leur étrangère. L’autre / Seulement l’autre / Étrange / Étrangère ».
Et la souffrance qui est celle de cette femme privée de conversation, « dissonante / dans ce pays-là » dont elle ne parle pas la langue, se vit dans le corps, de manière viscérale, presque comme un handicap : ainsi se sent-elle « amputée des mots », « comme une infirme / aux pieds de mousse », contrainte de « prendre appui / sur celui qui sait / qui a les mots »… On trouve de très belles allégories poétiques évoquant « la prison », des « murailles » infranchissables, le « tumulte des voix se fracassant sur les frontières de l’incompréhension ».
Allégorie poétique textile également, avec cette avancée « au milieu des syllabes » qui « forment un maillage serré », pour tenter de se faufiler jusqu’à l’interlocuteur et saisir « le fil de la conversation ». La poète, en empathie complète avec le personnage qu’elle incarne, réalise que les efforts menés par les personnes issues de l’immigration pour « chercher la clé des phrases », « tourner les syllabes comme verrous » et s’intégrer, ne sont pas toujours reconnus à leur juste valeur : « Je fais l’effort / Un effort / n’importe qui / est capable de le repérer / non ». La détresse est alors de mise, et l’appel à la solidarité suit : « J’attends / que quelque chose advienne / que quelqu’un / me prenne par la main ». L’auteure, qui rêve « du temps d’avant Babel », souligne que ces problèmes de communication sont une spécificité humaine. Elle s’interroge : Les animaux / se comprennent-ils / par-delà les continents ? ».
Ce livre est une formidable immersion humaine dans les valeurs fraternelles et l’altruisme de la poète. Il nous offre de suivre pas à pas, de poème en poème, les laborieuses étapes de l’apprentissage d’une langue, de la « musique éraillée et disharmonieuse d’une guitare sans cordes » à « la source musicale », jusqu’à ce sentiment de libération, quand les espaces creux se comblent et que l’héroïne du livre, « renouant avec les couleurs de l’enthousiasme », peut enfin communiquer efficacement et se sentir à l’unisson avec tous ses semblables, « dans l’humanité qui nous relie ».
Parme Ceriset
Elisabeth Granjon est comédienne, dramaturge, auteure de théâtre, poésie, chansons et romans. Elle a publié, chez Christophe Chomant éditeur, Encore, et pourtant…, puis Ma Voix silence, aux éditions La Rumeur libre.
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