Identification

Ma Poussière est l’or du temps, Lucien X. Polastron (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier le 07.10.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Ma Poussière est l’or du temps, Lucien X. Polastron, Autobiographie de La Bibliothèque recueillie et mise en état par Lucien X. Polastron, usager, Paris, Les Belles Lettres, 2024, 192 pages, 23, 50 €.

Ma Poussière est l’or du temps, Lucien X. Polastron (par Gilles Banderier)

À une époque où la rhétorique ne se réduisait pas seulement à une demi-douzaine de figures de style ânonnées laborieusement dans l’enseignement secondaire pour donner l’illusion de la technicité au milieu d’une immonde bouillie syntaxique, on appelait cela une prosopopée (« La prosopopée […] consiste à mettre en quelque sorte en scène, les absents, les morts, les êtres surnaturels, ou même les êtres inanimés ; à les faire agir, parler, répondre, ainsi qu'on l'entend », écrivait Fontanier). La prosopopée des lois dans le Criton de Platon et celle de Fabricius chez Rousseau en sont des exemples canoniques.

Dans une prosopopée vertigineuse, Lucien X. Polastron imagine de faire parler LA Bibliothèque ; pas UNE bibliothèque, si vénérable, prestigieuse et étendue soit-elle (la Mazarine, l’Inguimbertine, la Bibliothèque du Congrès, la British Library, …). Où naquit et grandit la première bibliothèque de l’Histoire ? Nul ne le sait. On peut supposer que ce fut dans ce que les historiens appellent le « croissant fertile ». Pierre, argile, papyrus, os, papier, … : de nombreux matériaux furent utilisés par les hommes pour transmettre des mots et des pensées qui, aujourd’hui encore, n’étaient pas toujours dignes de l’être.

L’histoire des bibliothèques est faite de « ruptures technologiques », dont l’une des plus importantes fut le passage du volumen (rouleau) au codex, ouvrant la voie au livre tel que nous le connaissons ou tel que nous l’avons connu. On pourrait qualifier ce dernier d’objet chrétien. Qu’est-ce à dire ? Que le livre est lié organiquement au développement de la civilisation chrétienne. Il est d’ailleurs possible que la crise présente dans notre rapport au livre et à la lecture soit une manifestation, un épiphénomène, de la crise que traverse le christianisme dans son ensemble. Le passage du concept de bibliothèque à celui de médiathèque exprime concrètement la relégation du livre, la perte de sa primauté et de sa centralité.

Les textes de l’Antiquité gréco-latine n’étaient pas copiés pour former des livres, mais transcrits sur des rouleaux. Ce fut également le cas pour la Bible (cf. Luc 4, 16). De nos jours encore, le judaïsme est demeuré fidèle aux rouleaux pour l’usage liturgique. Pour l’étude ou la lecture privée, on se sert de livres mais, pour le culte à la synagogue, on utilise un rouleau de la Torah copié sur parchemin, à la main et à la plume, sans aucune erreur ni aucune rature, dans le respect absolu d’une tradition millénaire. Contrairement à la liturgie catholique, où l’on passe d’un livre de la Bible à un autre dimanche après dimanche, la liturgie synagogale pratique au fil des semaines une lecture continue de la Torah, dont les cinq livres ont été divisés en 54 sidroth, « sections ». Il y a à cela des raisons religieuses, mais on doit également tenir compte du fait qu’il est plus difficile de se repérer dans un rouleau que dans un livre. De manière générale, le rouleau – qui n’est en principe écrit que d’un seul côté – est moins pratique que le livre. On ne peut pas utiliser ces aides à la lecture que sont les titres courants, les index, les tables des matières et les numéros de pages ; des aides tellement banales qu’on oublie qu’il a bien fallu que quelqu’un les inventât un jour. À la fois pour se démarquer du judaïsme et pour des raisons d’ordre pratique, le christianisme privilégia une autre présentation de ses textes sacrés, non plus le rouleau, mais les cahiers de parchemin qui, une fois assemblés, formeront le livre tel que nous le connaissons. Il a été remarqué que le traitement de texte, qui fait défiler les lignes de haut en bas, avait opéré un retour à la lecture sur rouleau.

La période de coexistence entre le rouleau et le livre (tous deux manuscrits) s’est terminée de manière darwinienne, par la survie du mieux adapté. Les plus anciennes Bibles hébraïques qui nous soient parvenues, la Bible d’Alep (copiée entre 910 et 930 après Jésus-Christ) et le codex de Washington, furent établies sous forme de livres.

Non content d’écrire l’histoire de ces ruptures technologiques à travers celle des bibliothèques, Lucien X. Polastron compose en réalité une histoire de la civilisation, de ce qui laborieusement distingue l’être humain éduqué de la brute, du barbare, fût-il muni d’un smartphone. L’auteur aurait pu faire figurer en épigraphe cette page de Robertson Davies : « Always in history there are those who are impelled, by reasons they think sufficient, to ruin, in so far as they can, what the patient, indefatigable warriors of civilization and culture have built up, because they value other things and worship other gods. This is the history of civilization ; building, wreckage, and rebuilding, century by century. Not because civilization conquers in a series of jerks, but because it never rests even when it is apparently thrown down » (« Ils ont toujours hanté l’Histoire, ces hommes-là qui se sentent, pour des raisons suffisantes à leurs yeux, investis de la mission de détruire le plus possible de ce qu’ont bâti les patients, les infatigables soldats de la civilisation et de la culture, parce qu’ils ont d’autres valeurs et adorent d’autres dieux. Telle est l’histoire de la civilisation : on construit, on détruit, on reconstruit siècle après siècle. Non parce que la civilisation progresse par bonds, mais parce qu’elle continue souterrainement son œuvre, alors même qu’elle semble anéantie », trad. H. Misserly et L. Rosenbaum).

Lucien X. Polastron donne l’impression d’avoir lu tous les livres et visité toutes les bibliothèques. Un tel ouvrage est bien entendu tissé des livres des autres, pour reprendre la métaphore des abeilles et des araignées, tellement peu « divagante » (p. 127) que Marc Fumaroli lui a consacré un admirable essai. Son volume possède le charme de certains ouvrages érudits anciens, comme ceux de Philomneste, alias Gabriel Peignot, un des maîtres d’Aloysius Bertrand. Le livre prend parfois l’allure d’un roman à clefs, lorsqu’il évoque de célèbres collectionneurs privés, fameux par l’étendue de leurs bibliothèques (on croit reconnaître Alain de Benoist peut-être, à coup sûr Umberto Eco et Karl Lagerfeld). Ma Poussière est l’or du temps constitue un livre de haute culture, destiné à cette franc-maçonnerie des happy few pour qui les bibliothèques ne sont pas seulement des lieux où se chauffer en hiver, mais comme le disait Borges une image du Paradis sur terre. Parfois sans le savoir, ceux qui fréquentent les bibliothèques dans cet esprit sont des « agents secrets de la civilisation », comme les appelait Mario Praz. Il s’agit aussi d’un livre triste, car tout indique que les barbares numériques sont aux portes, qui poursuivent le vieux rêve gnostique d’un monde affranchi de la matière et qui voient dans l’informatique et le réseau Internet un moyen d’y parvenir. Ces « adorateurs du fait accompli » (Trotski) n’attendent qu’une occasion pour fermer les bibliothèques et (pourquoi pas ?), les raser, une fois que leur contenu aura été transféré dans le cyberspace, sans prendre en compte l’effarante fragilité de cette architecture digitale, où tout ce qui a plus de vingt ans est périmé sans retour. Et le dogme du tout-numérique dans l’éducation contribue au même résultat. Comme le remarquait un philosophe brésilien, Sérgio Paulo Rouanet, dans un article prophétique : « L’homme ne lit pas, parce qu’il a été conditionné à ne pas lire en passant par une pédagogie de non-lecture. Il ne lit pas, parce que la lecture exige un effort et que les médias lui offrent une satisfaction instantanée ; il ne lit pas, parce que la lecture implique une historicité, un plongeon temporel dans la chronologie des personnages et de la trame alors que les médias l’ont habitué à un présent éternel ; il ne lit pas, enfin, parce qu’il passe par un apprentissage régressif qui le fait rétrograder du stade de la pensée conceptuelle, sans laquelle aucune lecture n’est possible, au stade de la pensée par images, éphémères par nature, sans liens entre elles et qui ne peuvent rien faire d’autre que refléter un monde également déconnecté donc, pour cette raison, inintelligible et, en conséquence, non transformable » (« De la fin de la culture à la fin du livre » , Il était une fois… le livre, Paris, Éditions de l’UNESCO, 2001, p. 58-59).

 

Gilles Banderier

 

Né en 1944, Lucien X. Polastron a une formation de lettres classiques et un double parcours de reporter culturel et d’essayiste.



  • Vu: 289

A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

Lire tous les articles de Gilles Banderier

 

Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).