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Ma Jian (par Mélanie Talcott)

Ecrit par Mélanie Talcott le 13.03.20 dans La Une CED, Les Chroniques

Ma Jian (par Mélanie Talcott)


« La vie : on croit avoir tout vu comme par la vitre d’une voiture qui roule à travers les villes, les foules, les campagnes, mais les choses n’ont fait que défiler ».

« La mémoire se fourvoie dans une histoire imaginaire qui ressemble à la vie. La petite enfance, l’âge amoureux, les jours malheureux : c’est le lot de tous. Pour nous qui menons des existences identiques, qui vivons dans les mêmes logements, avons les mêmes idées, les mêmes sourires, une crise de larmes ou un fou rire sont salutaires »

(Ma Jian, Nouilles Chinoises)

Journaliste, photographe, peintre, poète, être multifacette et turbulent, à l’allure peu orthodoxe, en rupture du monochromatisme dans lequel est enfermé le peuple chinois, Ma Jian est sommé en 1983 de faire son autocritique publique dans le cadre de la campagne contre la « pollution spirituelle » lancée par Deng Xiaoping (successeur de Mao).

Il est arrêté, ses toiles sont détruites. Il décide alors de devenir écrivain. Pour lui, « le rôle de l’écrivain consiste à sonder les ténèbres et par-dessus tout à dire la vérité », qui n’a rien à voir avec celle que l’establishment, où qu’il soit, préfère habiller à sa sauce. Mal lui en a pris. En rupture de ban avec la théocratie politique chinoise, il entrera quelques années plus tard en dissidence. A Londres.

Dissident… un joli mot pour étiqueter tout ce qui déplaît au formidable moule mondialisé du politiquement correct, chaque pays arguant de son propre nuancier. Pour être considérés comme extrêmement pernicieux quant à l’image de marque de la Chine, ses écrits, tout comme son existence, ont donc été promptement effacés des annales culturelles chinoises. Ma Jian n’a jamais existé. Un écrivain mort vivant.

Cette dissidence, Ma jian la signe du sinogramme « Kong » qui « regroupe une multitude de significations dont : vide, néant, spacieux, creux, affligé, abandonné, inoccupé, en vase clos, annulé, illusoire, ciel. C’est un mot simultanément philosophique et prosaïque, temporel et spatial, et qui peut à la fois décrire des sentiments de désespoir nihiliste et de béatitude éclairée. L’une des raisons pour lesquelles ce mot m’est venu si rapidement à l’esprit se trouve sans doute dans le titre de mon premier livre, qui a changé ma vie à tout jamais : Tire la langue, ou le néant absolu » (ouvrage dont le titre en chinois est Tire la langue ! – c’est ainsi que les Tibétains se saluent – mais qui dans sa traduction française porte le titre de l’une de ses cinq nouvelles, La mendiante de Shigatze).

D’un livre à l’autre, Chienne de vie, Nouilles chinoises, La mendiante de Shigatze, Chemins de poussière rouge, Beijing Com, La route sombre, China Dream, et dans un style narratif oscillant entre le journal intime, le reportage et le documentaire, ce qui procure une certaine froideur à ses textes, Ma Jian raconte sa Chine. Une Chine ni idyllique, ni romancée. Celle qui lui tient aux tripes dans l’exécration, celle qu’il aime pour l’avoir parcourue, palpée, sentie, ressentie et aussi subie et celle qu’il espère dans les limbes de son cœur : une Chine ayant retrouvé son âme, égarée dans un laminoir de dogmes depuis la Révolution Culturelle, et toujours étouffée sous le joug tyrannique et mégalo de Xi Ping et son « rêve chinois de renouveau national » (2012). Depuis le 1erOctobre 1949, date de la proclamation de la République populaire par Mao Zedong, celle-là n’en finit pas de se scénariser et si les acteurs changent, le pitch reste le même.

Entomologiste de la désillusion et documentaliste de mille morts programmées, il nous plonge dans les méandres des coulisses du non-être qui engendre bien des monstres, nés de la puissance ubuesque des tragédies collectives, ici au nom de l’utopie communiste, là du capitalisme ultra-libéral. Deux systèmes miroirs qui nous promettent le paradis à l’horizon 2050 d’un futur nébuleux, en entrant dans nos « cerveaux pour les remodeler de l’intérieur ». Palier par palier, l’individualité se transforme en peau de chagrin. Mômes, adultes et vieillards… Tous passent à la moulinette de la propagande. Y compris lui. Aveux qui transparaissent dans deux de ses livres, Chienne de vie et Nouilles chinoises.

Ainsi, dans Chienne de vie, après avoir brûlé son atelier, détruit ses toiles, des jeunes élèves, gardes rouges frais émoulus, humilient publiquement, pour cause de « droitisme », leur professeur de dessin Xu Quanyu, qu’ils convertissent en « un autre, un être méconnaissable. Un autre trempé de sueur, badigeonné d’encre noire, couvert de crachats, qui rentrait la tête dans ses épaules », pour finalement l’expédier, tout guillerets de leurs exploits citoyens, dans un camp de rééducation. Plus tard, beaucoup plus tard, les années venant avec ses bedaines et ses calvities, ces ex gardes rouges s’interrogent sur le pourquoi de leurs actes, ainsi Yao Jian, son élève le plus doué, devenu à son tour peintre d’État. Il fut l’un des tortionnaires enthousiastes du vieil homme et ses regrets a posteriori ne servent qu’à adoucir sa mauvaise conscience, vestige d’une « …une époque où il s’était fourvoyé ».

Planqué derrière, le désespoir larvé de Ma Jian. Nouilles Chinoises qui tient plus du recueil de nouvelles que du roman, est une satire de la collaboration du peuple chinois avec le brainwashing du Parti. Et on imagine mal que Ma Jian ait sorti cette réalité de son chapeau imaginaire, puisque lui-même en tant que peintre y a été confronté. Dans cet ouvrage, le peintre qu’il fut devient un écrivain cachexique, qui donnerait tout et n’importe quoi pour que son nom soit inscrit dans le Grand Dictionnaire des Auteurs Chinois. A l’instar de Ma Jian fermement invité à peindre des fresques sublimant la Révolution culturelle, le protagoniste est sommé d’écrire ce que décide le Parti qui « l’a entraîné à manier la plume » comme il « entraîne ses troupes, pour les utiliser dans une seule bataille ». Il doit « payer sa dette » en écrivant l’histoire du soldat Lei Feng, sacrifié sur l’autel de la Révolution. Son transfuge littéraire dîne régulièrement avec un donneur de sang professionnel, milliardaire, qui n’a d’autre projet de vie que celui de s’empiffrer jusqu’à l’overdose finale. Tandis qu’ils discutent de tout et de rien, l’écrivain écrit un autre livre dans sa tête, celui de gens ordinaires qu’il côtoie chaque jour et cherchent à échapper à leur invisibilité imposée par le système par n’importe quel moyen, fût-il pathétique ou complètement déjanté. On y croise ainsi un entrepreneur qui a fait du four crématoire son fonds de commerce et offre des incinérations personnalisées ; une actrice qui sacrifie son corps tout comme elle avait sacrifié son esprit à la Révolution Culturelle, en organisant sur scène son suicide en direct : se faire bouffer vivante par un lion ; un directeur littéraire qui use des prérogatives de sa charge pour faire du #metoo sadique à des aspirantes écrivaines ; un père qui essaie chaque jour d’abandonner sa fille, de surcroît handicapée mentale ; ou encore un viol collectif comme spectacle à faire sauter la billetterie. Bref quelques portraits qui, par leur violence sous-jacente, ont une résonance universelle.

Pour échapper à cette folie castratrice, quoi de mieux que de faire table rase de tout ce qui encombre ? Peu de temps après son mea culpa humiliant, Ma Jian prend un billet de train pour Urumqi, la capitale de la région du Xinjiang, au nord du Tibet. Pour tout bagage, ses récents vœux laïques bouddhistes. Il n’atteindra jamais la capitale, fera des tas de petits boulots, utilisera des lettres de recommandations qu’il ira jusqu’à falsifier, aura quelques aventures amoureuses, mais au cours de ce road-trip halluciné qu’il fera souvent à pied et qui durera trois ans, il découvrira surtout une mosaïque de reliefs et de peuples – Miao, Wa, Tibétains, Li, Hui – traumatisés par la Révolution Culturelle, où la pauvreté et la faim le disputent à la corruption de la police et de l’administration qui verbalisent et taxent à la moindre occasion ; où la précarité répond à l’ignorance, la foi aux superstitions et où des règlements surréalistes font la nique au bon sens, comme cette interdiction de dormir à l’hôtel avec une personne si vous avez avec elle moins de 70 ans d’écart d’âge ! Une Chine où l’œil du Parti est partout jusque dans les coins les plus reculés, mais dont la poussière rouge ne semble n’avoir rien de commun avec celle actuelle et flippante de la surveillance faciale et des notations imbéciles fonctionnarisées, virtuelles ou non, qui laissent de côté des millions de gens, les trient, les disqualifient et bafouent leurs droits. Gagné par le désarroi, la lassitude et le doute, son odyssée perd peu à peu son sens : « J’ai voyagé pendant si longtemps, dans des lieux si étranges, que j’ai commencé à devenir étranger à moi-même… Je me suis plus souvent senti l’âme d’un fugitif que celle d’un voyageur. Je vagabondais dans la campagne les poches vides, avec l’ardent désir de chasser de mon esprit les mensonges, la propagande et le jargon politique qui m’avaient accablé à Pékin ».

Chemins de poussière rouge, récit autobiographique, et La mendiante de Shigatze, recueil de nouvelles, tous deux interdits en Chine, nous racontent ce périple en solitaire, prétexte masqué à une quête intérieure. Malheureusement, celle-ci aboutit sur une impasse, car dans un pays menotté, même la liberté intérieure est aux arrêts.

« En tant que bouddhiste, dira-t-il, la dernière étape tibétaine de mon voyage représentait aussi en partie un pèlerinage. Cependant, lorsque j’atteignis enfin Lhassa, au lieu de vivre la révélation que j’avais espérée, je perdis complètement la foi… A partir de ce jour-là, j’ai su que, pour trouver un sens au monde, je devrais me tourner vers l’intérieur de moi-même et vers les vies de ceux qui m’entouraient. Et tout en prenant mes distances avec les dieux et la religion, ma crainte et mon désir de néant sont restés en moi ».

Vient ensuite Beijing coma qui retrace le printemps avorté de Pékin qui se conclura dramatiquement sur la Place Tiananmen en juin 1989. Titre métaphorique puisqu’il souligne à la fois les tentatives d’effacement systématique de cet événement dans la mémoire collective chinoise par une réécriture de l’histoire, mais aussi répond à l’état comateux de l’étudiant Dai Wei qui ne peut ni bouger, ni parler, mais entend tout ce qui se dit autour de lui et se souvient de tout ce qui a précédé le moment où il a été blessé par balle. Sa mémoire se fait narrateur et Ma Jian son porte-parole. Ce dernier en dissèque minutieusement en revue les coulisses contradictoires : les luttes intestines de pouvoir entre groupes étudiants et la complexité de la société chinoise. Néanmoins, de par son approche clinique qui fourmille de détails et de répétitions, tout en omettant les causes profondes de ces événements, la lecture de Beijing coma devient vite fastidieuse. Et c’est dommage, car une réalité aussi lourde aurait valu la peine de ne pas se convertir en un reportage fleuve.

On retrouve le malaise profond et silencieux qui hante parfois l’esprit des ex-fans de Mao, collabos d’aujourd’hui ou reconvertis, dans China Dream.Ancien garde rouge, fonctionnaire corrompu à l’ambition molle et aux multiples maîtresses, le directeur du Bureau du Rêve Chinois, qui existe bel et bien et qui a pour mission « d’éradiquer la mémoire du passé dans la tête de ses concitoyens ». Malheureusement son inconscient se contrefout éperdument de la politique et de ses diktats. Sa mémoire le travaille sournoisement, le devoir d’amnésie généralisée se refuse à lui. Il rêve, endormi ou éveillé, de son enfance et de son adolescence, de la Révolution Culturelle prolétarienne et de ses violences gratuites contre « les intellectuels puants » ou les pauvres bougres, tel Xu Quanyu ou encore des massacres entre factions rivales de gardes rouges. Il revoit ses copains (dont un certain Yao Jian, héros de Chienne de vie), revit ses premières amours, et pire encore le suicide de ses parents, provoqué par sa trahison délatrice.

Dans China Dream, tout comme dans Nouilles Chinoises, le ridicule le dispute au tragique, et l’absurde à un surréalisme pathétique.

Dans cette barbarie intérieure où rien ne s’enracine, où la solitude est le seul bien commun à tous, chacun finit par se dissoudre dans une passivité dichotomique et cruelle, comme l’écrit Ma Jian.

« Nous avons grandi dans un vide spirituel, coupés du reste du monde. Une génération perdue. Quand le pays a commencé à s’ouvrir, nous avons été les premiers à tomber. La culture étrangère est la seule religion maintenant, mais nous n’avons aucun moyen de la comprendre, ou d’apprécier sa valeur. Un demi-siècle a passé et soudain nous nous retrouvons dans la forêt de la vie moderne sans carte ni boussole. Comment une société abrutie par la dictature peut-elle trouver son chemin dans le monde moderne ? Nous sommes incapables de penser par nous-mêmes, nous n’avons pas de points de repère, nous sommes égarés, nous avons perdu pied. Nous affichons une arrogance superficielle pour cacher la piètre estime que nous avons de nous-mêmes ».

Ma Jian a pris du temps. Son temps. Il a risqué sa vie et celle des siens pour rendre compte des coulisses d’une Chine où l’adulation du collectif prime sur le bien-être élémentaire des individus et où « depuis le massacre de Tiananmen le pays a perdu son âme. L’argent est devenu sa seule religion » (La route sombre). Un témoignage qui prête plus d’importance au contenu qu’au contenant, ce qui justifie que certains lui reprochent son manque de « style » qui fait, paraît-il, la valeur ou non d’un écrivain. Mais un témoignage « sans style » ne vaut-il pas plus que du style sans témoignage et des pitchs gavés de ces trémolos émotionnels qui séduisent tant actuellement la littérature hexagonale marketing si médiocre ?

Si l’horreur en Occident est devenue un produit artificiel que l’on contemple du bout du cœur à force de la consommer comme des abrutis derrière nos écrans ou via nos médias mainstream, de fait, Ma Jian croit encore à la force la vérité. Nous, on est ébahis, choqués, indignés, voyeurs… mais juste à peine cinq minutes. On est trop lyophilisés, trop pasteurisés, trop facebookés pour mesurer l’ampleur destructive de cette mondialisation forcenée en faveur de laquelle actuellement, on vaccine tous les peuples. Cette immunisation planétaire où ce qui constitue un être humain, ce tissu complexe d’individualité, n’a plus lieu d’être, mais d’exister comme outil productiviste, soumis de la naissance à sa mort, à de multiples contrôles jusqu’aux ventres des femmes (La Route Sombre), gavé de fake-news étatiques, vérité unique du seul parti au pouvoir : le capitalisme et son maître d’œuvre : l’argent.

Le plus difficile de la vie est d’être confronté en permanence à soi-même. De devoir faire sans cesse le choix entre se mentir pour rendre supportable notre lâcheté ordinaire, et celui de faire ce que l’on doit, dût-il nous en coûter la vie. Les mensonges convenus et convenants auxquels nous participons, avec ou sans notre consentement, nous rendent prisonniers plus sûrement que la privation de liberté. « On aimerait tous vivre une vie de rêve dans un beau jardin secret. Mais quand les rêves se brisent, on se réveille et l’on voit à travers la poussière rouge de l’illusion ».

Cultivons donc comme le fait Ma Jian, avec courage et malgré les difficultés que cela implique, ce goût doux amer de l’authenticité.


Mélanie Talcott


Fils d’un peintre, lui-même persécuté pendant la Révolution Culturelle, Ma Jian (né en 1953) a été horloger, puis peintre de la propagande d’Etat et enfin jusqu’en 1983 journaliste autodidacte au service des syndicats chinois. Dans les années 80, fruit de son long vagabondage dans les plaines du sud en Chine et au Tibet, il écrivit La mendiante de Shigatze (1986) que les autorités chinoises jugèrent non conforme à leur vision et interdirent, puis Chemins de Poussière rouge (2001). Après avoir participé aux manifestations de Tienanmen dont il fera le récit dans Beijing Coma (2008), il se réfugie à Hongkong, puis en Allemagne et enfin à Londres où il vit actuellement. A ces écrits de voyageurs, il faut ajouter, traduits en français, Chienne de vie (1993), Nouilles chinoises (1991) et La route sombre (2013), seul ouvrage où l’auteur n’apparaît pas en filigrane. China Dream est son dernier ouvrage (2019).

Œuvres

1984 : Chienne de vie, court récit, trad. chinois, Isabelle Bijon, Actes Sud 1993

1986 : La mendiante de Shigatze, nouvelles (亮出你的舌苔或空空荡荡, en français Actes Sud 1993)

1990 : Nouilles chinoises (拉面者, en français Flammarion 2005)

1999 : Chemins de poussière rouge (红尘, en français Éditions de l’Aube 2005. Traduit par Jean-Jacques Bretou.

2008 : Beijing coma éditeur original Chatto et Windus (en français Flammarion, 2008), trad. anglais, Constance de Saint-Mont, Flammarion, août 2008, 630 pages, 23 €

2012 : La Route sombre (阴之道, trad. anglais, Pierre Ménard, Flammarion, 2014)

201X : China Dream, Flammarion, 2019, traduit de l’anglais par Laurent Barucq.

 

 

La mendiante de Shigatze (recueil de cinq nouvelles) nous plonge dans un Tibet aussi oppressant qu’oppressif et dans les us et coutumes d’un peuple violent, rude, bien loin du froufrou safrané des monastères, bastions d’une sagesse codifiée, rigoriste, assassine et misogyne. Un Tibet fort éloigné de ce pays fantasmé non seulement destiné à se fondre par la subordination à tout crin dans la grande Chine, une fois désinfectés son folklore et ses traditions, mais aussi à l’opposé de l’idée fascinée qu’en ont généralement les Occidentaux dont celle de son pacifisme vertueux et victimaire, a contrario de ce que nous enseigne l’histoire tibétaine. Des siècles durant, ce fut un peuple de conquérants, de redoutables guerriers et de non moins excellents stratèges qui perdit peu à peu son autonomie et finalement en grande partie suite aux manigances de l’Empire Britannique. Une terre rude incline rarement ceux qui y vivent à la compassion, caractéristique qui n’est nullement spécifique au Tibet dont Ma Jian décrit non sans talent les paysages majestueux et désertés des hommes. Néanmoins, la vision, parfois glauque, qu’il en donne, heurtera sûrement ceux qui enrobent le Tibet dans une imagerie pseudo-mystique de toges rouge vermillon, de monastères et de « chevaux du vent », d’autant plus que les femmes, et c’est une évidence malheureusement planétaire encore aujourd’hui, en sont les tristes messagères. Quel que soit le lieu où l’on se tourne, ici, là ou ailleurs, Dieu, qu’il soit omnipotent dans sa multiplicité ou sa singularité, est toujours mâle dans ses prérogatives divines comme l’homme l’est dans ses désirs. La femme se doit d’écarter les jambes afin que Dieu ou son représentant sur terre puisse crever le plafond de la nébuleuse divine dans une éjaculation cosmique et que l’homme, quant à lui, qu’il soit lama, moine ou simple quidam, puisse y oublier qu’il n’est que ce qu’il est, un dévot soumis à sa propre nature humaine, qu’il se doit de satisfaire par le viol ou l’inceste. La pauvreté et l’inculture n’ont rien à voir là-dedans. Aux traditions et croyances multi-millénaristes, se substitue aisément la physiologie hormonale, bien moins exotique, des individus. Au bout du compte, ce qui surprend le plus dans La mendiante de Shigatze ne sont pas les faits rapportés, mais plutôt leur caractère universel. Les funérailles célestes que Ma Jian désire photographier, puisqu’il est aussi photographe, rappelle les Tours du Silence, les Dakma du rite zoroastrien. La Dakini, déesse qui possède des connaissances secrètes et marche dans les airs et apparaît au cours de la méditation, renvoie à la puissante Darhini des Roms, la sorcière qui connaît les plantes, a le don de clairvoyance, pratique l’hypnose et la télépathie et dialogue avec les trois anges qui apparaissent lors de la naissance d’un enfant. Le rituel sexuel bouddhique où un maître (larang) viole publiquement une jeune fille pour « parfaire ses deux corps masculin et féminin », avant qu’elle soit mise cruellement à mort, a de quoi vous donner envie de déboulonner la statue du jeune Bouddha Jowo du temple du Jokhang et d’envoyer aux pelotes son éternel sourire bienveillant rappelle l’antique prostitution sacrée dans le Proche Orient ancien, celle des Dévadâsi en Inde, ou encore les pratiques rituelles de la hiérogamie, union d’un homme et d’une femme, symbolisant celle de deux divinités. Comme Ma Jian le souligne : « Mon humour est plus que noir, il est rouge… de sang ».

 


  • Vu: 1983

A propos du rédacteur

Mélanie Talcott

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Maquettiste free-lance (livre papier et numérique, livre clé en main)

Écrivain et auteur de : Les Microbes de Dieu (2011), Alzheimer... Même toi, on t'oubliera (2012)

Chronique à l'Ombre du Regard (2013), Ami de l'autre rive (2014), Goodbye Gandhi (2015 -

prix du jury 2016 du polar auto-édité), La Démocratie est un sucre qui se dissout dans le pétrole (2016)