Les tristes champs d’asphodèles, Patrick Kermann
Les tristes champs d’asphodèles, 2015, 90 pages 14,80 €
Ecrivain(s): Patrick Kermann Edition: Espaces 34
« Dans la ville nocturne d’un monde catastrophé »
La pièce Les tristes champs d’asphodèles, de Patrick Kermann, a été publiée en 1999 aux éditions Phénix et créée au théâtre de la Digue à Toulouse par le groupe Arrière, mis en scène par Solange Oswald, qui a beaucoup travaillé sur Kermann. La relire en 2015 est une urgence, celle de la (re)découverte d’une parole théâtrale incandescente, qui va aux confins d’elle-même, celle du poète qui nous parle de notre monde mais surtout des mots qui portent ce monde à bout de mots. Le texte s’ouvre sur une dédicace à des frères de théâtre : Béhar, Gabily, Lerch et Piemme, comme si Kermann fondait sa propre recherche au sein d’une communauté artistique et littéraire.
De quoi s’agit-il ? D’une épopée, qui se souvient en épigraphe de la source mésopotamienne (Kermann cite Gilgamesh). Ou plutôt d’une suite de rencontres et d’épreuves, numérotées et titrées pour deux personnages indissociables, soudés dans l’orthographe de leur nom : Lun ; Lautre. Lun parle et Lautre n’y parvient pas. Il est incapable de « dire quoi ». Ils se meuvent tous deux, se séparant et se retrouvant, dans la ville du crépuscule (1) jusqu’à la nuit « agonisante avec ses brumes matinales » (14).
Ils croisent ainsi des garçons et des filles, le spectre d’un père, Mora l’amoureuse éperdue, trois empuses menaçantes, la femme-point-trop-vieille, le spectre de la mère, le meneur et tant d’autres simplement numérotés et tous ceux et celles qui passent et circulent dans les rues de la ville dangereuse (cf. les didascalies). A chacun sa voix, son articulation singulière du langage jusqu’au mutisme radical de Lautre, qui pourtant finira par se briser en chanson, venant de l’intérieur de lui, celle répétitive et réverbérée par la guitare de Rodolphe Burger, The shape on the ground, et que Lun reprend : A man is dead, a man is gone.
La parole seule, sans musique, dans le texte de Kermann, ne peut que buter, buter sur les mots, bégayer et bégayer toujours, toutoutoujours dirait Paul Celan. Dans les premiers tableaux, la phrase s’absente totalement : des listes de quelques mots sur la page et des mots souvent déchiquetés sur le mode de l’aphérèse, amputés de leur première syllabe (1) p.9 :
‘spire profond
‘pire ‘core
Peu à peu, elle cherche à s’élancer sans ponctuation, à occuper davantage l’entière page blanche comme lorsque le spectre du père d’une syntaxe toute en ruptures poétiques et médiévales :
alors quand cris bruits arrivent à mon ouïe
tout ébahi suis
tiens tiens m’dis
un nouveau chez les décrépis
le toutim du début
l’ahuri qui s’écrie…
Le tragique en quelque sorte n’est pas affaire de narration, de situations, mais bien de langage qui se consume ; ainsi la logorrhée de la Femme-point-trop-vieille dont les propos s’anéantissent au moment même où elle poursuit son monologue. Le principe du dialogue lui aussi est mis à mal : Lun parle tout seul face à Lautre ; Mora crie son amour dans le vide, les spectres sont dans l’au-delà irrémédiablement seuls. Kermann met en œuvre des formes du renoncement au sens, à la communication honnie : tentatives du dire quoi (1-7-14) ; thrène ou lamentation (2), rengaine (5), brève considération (9) ; échos (13). Kermann va jusqu’à placer l’effet réaliste, descriptif par convention des indications scéniques, dans une incertitude vacillante comme si sa pièce n’était qu’une hypothèse (il recourt ainsi au mode conditionnel. Des gens passeraient, p.50).
Mais ce qui fonde cette lutte du langage avec lui-même, ce pugilat entre les personnages, c’est la redite, le piétinement du sens comme l’on dirait tourner en rond. La dernière didascalie d’ailleurs invite à une reprise, à une sorte de Da capo al coda (p.90). Répétition d’un mot comme dis, p.10, repris huit fois ou des passages devenant litanies. Il y a quelque chose que révèle la pièce de Kermann, c’est que l’impuissance du langage fait toujours basculer les hommes dans la violence du corps à corps. Les empuses sont des mantes religieuses, des violeuses, Mora la désespérée, une suicidaire et Lun, l’étrangleur, l’assassin de Lautre. Rouge est la couleur du texte.
Marie Du Crest
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