Les tortues, Loys Masson (par Léon-Marc Levy)
Les tortues, Loys Masson (1956), L’Arbre Vengeur, 2021, 302 pages, 17 €
Nous avons, généralement, un regard amical sur les tortues, animaux paisibles, dont la lenteur semble évoquer la sagesse. Le narrateur de ce roman leur voue une haine mortelle, jusqu’à les écraser quand l’occasion se présente, voire les torturer savamment avant de les achever. L’histoire que raconte ce roman éclaire sur cette étrange passion sombre, héritée d’un souvenir d’enfance effrayant.
Le narrateur n’aura pas de nom, comme dans un contrepied parfait du célèbre incipit du roman de Melville qui hante les pages de celui-ci – Appelez-moi Ishmael. Mais comme Ishmael, c’est un jeune marin qui va s’embarquer pour un voyage terrible, dans les pas d’un commandant qui a bien des traits communs avec Achab et d’un compagnon de chambrée qui semble droit descendu de Queequeg. L’ombre de Melville, inévitable, une fois dite, il reste un roman époustouflant, dont l’économie narrative et la poétique particulière font un roman unique, terrible et précieux. Le Diable melvillois était hors du Pequod, dans l’abîme de l’Océan ; celui de Masson est dans La Rose de Mahé, niché dans le sang et la chair des hommes, dans l’abîme des corps. Au gigantisme de la Baleine Blanche, Masson répond par la taille microscopique d’un virus, celui de la variole installée aux Seychelles
Le narrateur, celui qui n’a pas de nom, était du voyage, nous l’apprenons dès les premières lignes car il rapporte une histoire passée. Une histoire dont le souvenir est d’emblée inscrit dans un rejet définitif, un souvenir épouvantable.
« Nous avons été je crois bien, à bord de La Rose de Mahé, les derniers vrais aventuriers de ce coin du monde. Maintenant j’en ai fini avec la mer. Je lui ai tourné le dos, à jamais. Je me garde loin des ports avec leurs rumeurs aigres, leurs tavernes, leurs bassins à radoub où l’esprit de voyage est assis parmi les charpentiers ».
Comme dans Moby Dick encore, les signes annonciateurs du désastre se multiplient avant le départ, images précoces des figures diaboliques à venir, comme ces oiseaux fantômes.
Nous étions seuls sur la rade à part quelques chalands pesamment amarrés, solitaires eux aussi, confinés chacun à son lagon d’eau morte. La mer était plate, absurde dans cette fin de jour. De rares oiseaux marins vaquaient encore, mais sans cris et sans querelles, eux si batailleurs d’habitude – me pénétrant de gêne : comme s’ils n’étaient pas du monde vivant, ceux-là, comme s’ils venaient après le coucher de leurs congénères diurnes du monde du silence et de la mort et que la jeune nuit les délivrait, en préface à ses maléfices quotidiens.
Même le voilier semble annoncer le monde de mort vers lequel il va appareiller. La Rose ressemblait au squelette d’un navire, avec le dessin soudain trop net de ses mâts, de ses vergues, de ses haubans tirés au fusain par un peintre de vaisseaux fantômes.
Mais d’où sourd cette terreur qui habite le narrateur dès le début du voyage ? La variole, la puanteur et les bruits d’ossements venus des soixante tortues géantes que le voilier transporte sur le pont, l’inquiétant personnage de Vahély supposé conduire le navire et l’équipage vers un trésor fabuleux, le brutal et colossal Maccaïbo, le terrible capitaine Eckardt et ses colères, les apparitions itératives dans les yeux du narrateur d’un candélabre à sept branches qui semble danser dans l’air ? Masson tisse un réseau serré de peurs qui, comme une toile, vont capter la Rose de Mahé. Le voilier devient au cours du voyage le cœur de toutes les terreurs qu’un homme peut connaître, terreurs réelles alimentées sans cesse par les superstitions des marins.
Masson ne cache rien au lecteur. Dès le début du roman il nous dit que le narrateur – dans la temporalité présente du récit – a le visage ravagé par la variole. On sait donc que la maladie va s’abattre sur l’équipage, cette maladie qu’ils croyaient laisser derrière eux en quittant les Seychelles. L’effroi du récit cependant n’est pas exclusivement lié à la maladie qui guette, il vient plutôt de ce partage des peurs des membres de l’équipage. Chacun est la terreur de l’autre, « Satan regarde Satan ». La peur dans les yeux du compagnon est aussi contagieuse que la variole, plus encore car elle précède largement la maladie, enfonçant les malheureux marins dans un gouffre de terreur indicible. Les tensions et la haine qui se substituent impitoyablement aux solidarités essentielles d’un équipage en pleine mer sont encore plus l’œuvre du Diable que le virus. L’œuvre du Diable qui consiste à faire que les hommes ne soient plus des hommes, mais des bêtes sauvages, des fous.
Dans ma tête une longue cloche se met à sonner. À chaque volée elle lance la menace : l’enfer, l’enfer, l’enfer. Pourquoi ? Je suis fou !
Pire que des fous, Satan fait des hommes et de toute chose terrestre des éléments de machine insensés, sans but et sans âme. L’équipage, la peur, la variole même, deviennent des rouages d’un mécanisme diabolique hors de toute chose humaine.
Des automates s’agitaient, dérisoires, pour tâcher de parer les coups du malheur automate. Le sillage nous disait que nous avancions, mais la proue taillait dans l’énigme – le jour, la nuit, dans l’énigme et l’effroi…
Loys Masson nous conduit ainsi au bout du cauchemar, celui qui est arrivé sur La Rose de Mahé, mais aussi celui insistant encore et encore dans le présent du narrateur, survivant avec son visage défiguré par les crevasses, et dont la terreur ne cesse pas, ne cessera jamais.
Un voyage au bout de l’effroi et un voyage en très grande littérature.
Léon-Marc Levy
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