Identification

Les Femmes de Bidibidi, Charline Effah (par Théo Ananissoh)

Ecrit par Theo Ananissoh 14.09.23 dans La Une Livres, Afrique, Les Livres, Critiques, Roman

Les Femmes de Bidibidi, Charline Effah, Éd. Emmanuelle Collas, août 2023, 222 pages, 19 €

Les Femmes de Bidibidi, Charline Effah (par Théo Ananissoh)

 

Le titre d’une nouvelle, du Nigérian Chinua Achebe, revient à l’esprit comme une expression qui résume ce troisième roman de Charline Effah : Femmes en guerre (Girls at War). La guerre en question chez Chinua Achebe est celle du Biafra (1967-1970), et le romancier traite de la particularité du sort de la femme dans une telle situation. Au sujet des Femmes de Bidibidi, pour être exact, le mot guerre doit être au pluriel. Guerres civile puis interethnique au Soudan et leurs corollaires terribles, et aussi guerres dans le couple, guerres pour respirer, pour exister aux côtés de l’autre, guerres de prédation contre les femmes – deux sortes de guerres donc comme l’énonce la narratrice du roman, « celles des armes et celles de la dignité ». Les guerres des armes sont fracassantes et collectives ; elles n’éteignent pas, n’interrompent ou ne suspendent même pas une seconde les guerres de la dignité individuelle, bien au contraire.

« Elle n’avait pas imaginé que, bien des années plus tard, elle allait trouver ce qu’elle avait fui et qu’elle avait tenté d’oublier dans les yeux des femmes qu’elle soignait, dans leur façon de traîner leur corps, dans le spectacle d’une lèvre fendue ou d’une dent cassée. C’était comme si ses propres fêlures avaient voyagé dans le temps pour se réincarner dans des corps différents. Des corps qui lui rappelaient que l’oubli, parce qu’il est frère du déni, était la pire offense pour toute femme battue ».

N’en pouvant plus des souffrances morales et physiques de sa vie conjugale, Joséphine Meyer abandonne un soir le domicile familial et sa fille de huit ans. Minga, plus tard, après le décès du père – en vérité, lui-même torturé sans cesse par une guerre intérieure –, Minga donc découvre des lettres que sa mère lui a adressées au fil des années et que son père a dissimulées. Le besoin de combler ou de donner sens à « toutes ces années vides d’elle » l’incite à partir à la recherche de ce que fut et de ce que fit cette mère au loin. Cette quête la conduit dans un camp de réfugiés situé à la frontière entre l’Ouganda et le Soudan du Sud. Joséphine Meyer, infirmière engagée dans une ONG humanitaire, entre autres endroits désastreux du monde, a exercé dans ce camp et y a connu une fin mystérieuse. Dans ce camp de Bidibidi, Minga se retrouve face à d’autres mères que la sienne, face à d’autres femmes qui souffrent, à d’autres familles détruites par les deux sortes de guerres, à d’autres histoires individuelles poignantes. Trois de ces femmes en détresse ont été soignées par l’infirmière Joséphine Meyer.

« En observant les femmes du camp de Bidibidi, elle eut l’impression qu’il lui faudrait une vie entière pour guérir, car c’était bien son propre corps, incarné en tant de femmes, qu’elle avait décidé de soigner. Et le temps était passé sans qu’elle le voie tant elle était absorbée par ses tâches, engluée dans les souffrances des autres. Chaque nouvelle femme rencontrée était un champ de bataille dans lequel elle se jetait sans en sortir tant qu’elle n’avait pas gagné. Or, il y a des batailles perdues d’avance, celles du corps par exemple ».

Le roman se passe essentiellement dans ce vaste camp de Bidibidi. Les qualités de romancière de l’auteure se révèlent puissamment dans le récit éthéré de ces vies brisées, horriblement brisées. Les humains sont des êtres qui se détruisent et se soignent mutuellement à la fois. La souffrance humaine n’est compréhensible – n’existe – que par d’autres consciences humaines. Il s’opère ici, dans une écriture d’une admirable simplicité élégante, un échange de sensibilité et d’amour entre ces femmes, la narratrice y comprise, en quête de réparation de soi malgré tout. Charline Effah parvient à un récit porté par une narratrice qui est comme omnisciente bien que présente parmi les autres, et partie prenante du drame général. Le lecteur lit un récit complet ou total de ces vies de femmes comme si Minga, la narratrice, incarnait chacune d’elles ainsi que celle de sa mère disparue. Réussite !

 

Théo Ananissoh

 

Charline Effah, née au Gabon, vit à Paris où elle est cheffe d’entreprise. Les femmes de Bidibidi est son troisième roman.

  • Vu : 1116

Réseaux Sociaux

A propos du rédacteur

Theo Ananissoh

 

Lire tous les articles de Theo Ananissoh

 

Domaines de prédilection : Afrique, romans anglophones (de la diaspora).
Genre : Romans
Maisons d'édition les plus fréquentes : Groupe Gallimard, Elyzad (Tunisie), éd. Sabine Wespieser

Théo Ananissoh est un écrivain togolais, né en Centrafrique en 1962, où il a vécu jusqu'à l'âge de 12 ans.

Il a suivi des études de lettres modernes et de littérature comparée à l’université de Paris 3 – Sorbonne nouvelle. Il a enseigné en France et en Allemagne. Il vit en Allemagne depuis 1994 et a publié trois romans chez Gallimard dans la collection Continents noirs.

Il a aussi écrit un récit à l'occasion d'une résidence d'écriture en Tunisie, publié dans un ouvrage collectif : "1 moins un", in Vingt ans pour plus tard, Tunis, Ed. Elyzad, 2009.

 

Lisahoé, roman, 2005 (ISBN 978-2070771646)

Un reptile par habitant, roman, 2007 (ISBN 978-2070782949)

Ténèbres à midi, roman, 2010 (ISBN 978-2070127757)

L'invitation, roman, Éditions Elyzad, Tunis 2013

1 moins un, récit, (dans Vingt ans pour plus tard), 2009