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Les Aventures de Tom Sawyer & Les Aventures de Huckleberry Finn, Mark Twain (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal le 11.03.24 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres, USA

Les Aventures de Tom Sawyer & Les Aventures de Huckleberry Finn, Mark Twain, éditions Tristram, Coll. Souple Deluxe, mars 2023, trad. anglais (Etats-Unis), Bernard Hoepffner, 336 pages, 14,90 €, octobre 2023, 442 pages, 16,90 €

Les Aventures de Tom Sawyer & Les Aventures de Huckleberry Finn, Mark Twain (par Didier Smal)

 

Chut, taisons-nous, car Twain avertit en ouverture des Aventures de Huckleberry Finn : « Quiconque tente de trouver une motivation à ce récit sera poursuivi ; quiconque tente d’y trouver une morale sera banni ; quiconque tente d’y trouver une intrigue sera fusillé ». Puis non, reprenons, car Twain a raison : que ce soit dans celles de Huckleberry Finn ou celles de Tom Sawyer, nulle morale à découvrir dans ces Aventures, nulle intrigue sous-jacente puisque ces récits s’interrompent avant de sortir de l’enfance après avoir accumulé des épisodes aux tonalités diverses, et la seule motivation à trouver serait la suivante, explicitement mentionnée par Twain lui-même (nous voici saufs) dans Tom Sawyer : écrire l’enfance, ce en quoi ces deux romans sont de pures réussites – comme chacun le sait depuis sa propre enfance, depuis sa première confrontation à ces chefs-d’œuvre, peut-être bien sous la couverture cartonnée de la Bibliothèque Verte.

Reprenons à nouveau : enfants, nous n’avons pas lu ces Aventures, nous en avons lu des versions édulcorées, traduites de façon à éviter tout heurt à nos jeunes esprits. Heureusement, Bernard Hoepffner est depuis passé par là, en 2008, et a non seulement rendu justice aux romans de Twain mais aussi aux enfants francophones : les imaginait-on faits de sucre ou de porcelaine, ces galopins, qu’il fallût leur épargner la syntaxe de Tom et Huck ou le parler « nègre » de Jim ? Que nenni ! Et au moins nos enfants peuvent-ils enfin s’y frotter, eux dont la langue, entendue par le traducteur dans les transports en commun, lui a donné des solutions pour rendre la langue de Twain ; juste retour des choses, en somme, couronné de succès puisque cette nouvelle traduction a rencontré son public (vingt-cinq mille exemplaires vendus) et fait l’objet d’une réédition agrémentée de deux préfaces inédites – Hervé Le Tellier s’y colle pour Tom Sawyer, François Busnel pour Huckleberry Finn.

 

Cette réédition est l’occasion rêvée de relire ces romans d’une seule traite, eux qui ont été publiés à neuf années de distance (respectivement 1876 et 1885), mais ont été envisagés de façon quasi simultanée, puisque l’on sait que Twain rédigea environ quatre cents pages manuscrites pour Huckleberry Finn directement après avoir fini Tom Sawyer. Ce qui frappe le plus, c’est la variation tonale globale : tant le premier roman semble léger, animé du seul désir de montrer à l’œuvre un garnement de St. Petersburg, dans le Sud des Etats-Unis durant les années 1830 (avec un fameux traitement ironique de cette petite société), tant le second roman, l’odyssée de Huck sur le Mississippi en compagnie de Jim, un « nègre marron », semble, n’en déplaise à l’avertissement de l’auteur, sous ses dehors parfois délirants (Tom, après l’évasion de Jim, mise en œuvre en dépit du bon sens avec pour principale motivation le respect de sources littéraires hétéroclites et mal assimilées : « C’était organisé parfait, et c’était exécuté parfait ; il y a personne qui pourrait trouver un plan plus compliqué et splendide que çui-là »), un portrait en filigrane d’un Sud raciste (même Huck, malgré son amitié pour Jim, au moment de présenter des excuses à ce dernier pour un de ses « mauvais tours », le proclame : « Il m’a fallu un quart d’heure avant de trouver le courage d’aller m’humilier devant un nègre – mais je l’ai fait, et j’en ai jamais eu honte après »), et culturellement indigent, sillonné par des arnaqueurs à la petite semaine (le Roi et le Duc, truculents et sidérants d’imagination dans leurs tactiques pour soutirer des dollars à leurs concitoyens) et pétri de superstitions.

Pour autant, il ne faut pas inférer de ce qui précède que l’on passerait de la comédie à la tragédie en lisant Tom Sawyer puis Huckleberry Finn, loin s’en faut. Disons juste que l’odyssée de Huckleberry confronte le lecteur à des réalités cruelles parfois, tandis que Les Aventures de Tom Sawyer ressemblent à une succession de tours parfois pendables (se faire passer pour mort, est-ce bien raisonnable ?), assortie de quelques passages hilarants relatifs à la société d’une petite ville du Sud des Etats-Unis. Le plus fameux de ces passages est la lecture des « dissertations » rédigées par des « jeunes filles » pour « le Soir de l’Examen » : Twain est sans pitié et entraîne le lecteur à sa suite dans l’exercice consistant à pointer le ridicule de ces « dissertations » dont « les thèmes étaient exactement ceux qu’avant illustrés avant elles [les jeunes filles] en de précédentes occasions leurs mères, leurs grands-mères et sans aucun doute leurs ancêtres de la lignée féminine en remontant jusqu’aux Croisades ».

 

Dans Huckleberry Finn, par contre, la seule production émanant d’une jeune fille sont, dans la famille Grangerford où Huck trouve refuge quelques semaines, les pastels et poèmes (des « hommages » à des personnes décédées), sinistres et mélancoliques, signés d’Emmeline, morte tragiquement à l’âge de quinze ans. Quant à la famille Grangerford, du moins sa moitié masculine, elle est littéralement décimée quelques pages plus loin, durant sa vendetta contre la famille Shepherdson après un épisode transposant Roméo et Juliette des rives de l’Adige à celles du Mississippi. Le rire, malgré le ridicule transparaissant de tout cela (le poème d’Emmeline cité in extenso est affligeant de naïveté, et, on l’écrit à la place de Huck, franchement cul-cul), en devient jaune. Idem pour la façon dont Jim est traité pour faire croire qu’il a été capturé (il reste attaché sur le radeau, seul, des heures durant), ou lorsqu’il est effectivement capturé et enfermé, quand bien même les Phelps sont bienveillants. L’ironie omniprésente dans Tom Sawyer est moins présente dans Huckleberry Finn, ce roman dont Hemingway écrivit que « toute la littérature américaine moderne » en venait, qui demande plus à être relu.

 

Nulle morale à trouver, donc, même si les vilains Duc et Roi sont finalement châtiés pour leurs innombrables méfaits, non, de simples faits énoncés, inspirés pour partie de la propre enfance de Twain à Florida dans le Missouri, dont il se serait inspiré pour Tom Sawyer, et de ce qu’il voit autour de lui (la description de la ferme des Phelps est exemplaire, quasi anthropologique). Il n’y a pas même une morale à chercher dans l’odyssée de Huck, qui n’en tire aucune lui-même, pas même le « J’ai vieilli » que Queneau met dans la bouche de Zazie ; non, il affirme par contre son désir de liberté, cause de cette odyssée, à recommencer donc : « y a donc plus grand-chose sur quoi écrire, et j’en suis sacrément content, pasque si j’avais su quel travail c’était d’écrire un livre, je m’y serais pas mis et je le ferai plus jamais. Mais je crois bien que je vais devoir me tirer dans les Territoires avant les autres, pasque tante Polly, elle veut m’adopter et me siviliser, et ça, je peux pas supporter. Je connais déjà ».

 

Depuis, on a perdu toute trace de Huckleberry Finn et Tom Sawyer, et c’est normal, puisque Twain met fin brusquement aux Aventures de Tom Sawyer par une considération dont devraient et auraient dû s’inspirer bien des auteurs écrivant aussi sur l’enfance : « Ainsi s’achève cette chronique. Comme c’est exclusivement l’histoire d’un garçon, elle doit s’arrêter ici ; cette histoire ne pourrait pas continuer bien plus longtemps sans devenir l’histoire d’un homme. Celui qui écrit un roman mettant en scène des adultes, il sait très bien où s’arrêter – à savoir avec un mariage ; mais celui qui écrit sur des jeunes, il doit s’arrêter le mieux qu’il peut ».

 

Cet arrêt signifie que dans nos cœurs d’enfants devenus adultes par mégarde, Tom Sawyer persiste dans ses facéties animées par un désir narratif « compliqué » mais terriblement « romantique », et Huckleberry Finn a repris son odyssée sur le Mississippi. À jamais.

 

Didier Smal



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A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.