Le Vicomte de Bragelonne, Alexandre Dumas en La Pléiade (par Philippe Chauché)
Le Vicomte de Bragelonne, Alexandre Dumas, Gallimard, Bibliothèque de La Pléiade n°669, Edition Jean-Yves Tadié, novembre 2023, 2112 pages, 69 €
Ecrivain(s): Alexandre Dumas Edition: La Pléiade Gallimard
« Alexandre Dumas est un romancier du temps individuel aussi bien que du temps historique. À mesure qu’il avance en âge, il peint le vieillissement de ses personnages, “vingt ans après”, “dix ans plus tard”, les titres et sous-titres le disent. Vieillir, c’est avoir un passé. Peu à peu, le romancier de l’avenir et du présent devient celui du passé. Et de la mémoire » (Jean-Yves Tadié, Préface).
« Quant au cardinal, il se contenta d’effleurer de ses lèvres flétries un bouillon servi dans une tasse d’or. Le ministre tout puissant qui avait pris à la reine mère sa régence, au roi sa royauté, n’avait pu prendre à la nature un bon estomac ».
« Sur le canal aux eaux d’un vert opaque, bordé de margelles de marbre, où le temps avait déjà semé ses taches noires et des touffes d’herbes moussues, glissait majestueusement une longue barque plate, pavoisée aux armes d’Angleterre, surmontée d’un dais et tapissée de longues étoffes damassées qui traînaient leurs franges dans l’eau ».
Le Vicomte de Bragelonne fait donc son entrée, glorieuse, dans la Bibliothèque de la Pléiade, et y retrouve Les Trois Mousquetaires et Vingt ans après (1). Ce roman est tout d’abord publié en feuilleton dans Le Siècle du 20 octobre 1847 au 12 janvier 1850, et de 1848 à 1950 chez l’éditeur Michel Lévy. Jean-Yves Tadié, dans sa lumineuse préface, a mille fois raison d’évoquer un romancier de la mémoire, celle d’un temps passé, temps des légendes chevaleresques, de ces personnages, de ces figures qui ont marqué l’Histoire, deviennent ses visages du roman, et s’éclairent au fil des pages sous l’œil brillant du romancier et nous éclairent plus voluptueusement que ne le firent les historiens ; c’est l’art du précipité romanesque et celui de la composition. Ce prodigieux roman qui compte plus de deux mille pages s’ouvre sur une Lettre où l’on découvre Monsieur, ce prince nonchalant, et se ferme sur une mort, celle de d’Artagnan : « Athos, Porthos, au revoir ! – Aramis, à jamais adieu ! ». Il aura ainsi fallu de l’audace littéraire, de la force magnétique, de l’imagination nourrie d’Histoire et d’histoires, du style, et quel style ! pour déployer le dernier volet de cette époustouflante aventure française. Alexandre Dumas est un écrivain au long cours, comme on le dit d’un capitaine de marine, qui a du souffle, de la résistance et le pied littéraire. Ce roman est celui de la prise de pouvoir de Louis XIV : « Messieurs, dit-il, tant que M. le Cardinal a vécu, je l’ai laissé gouverner mes affaires ; mais à présent, j’entends les gouverner moi-même. Vous me donnerez vos avis quand je vous les demanderai. Allez ! », celui des jeux de pouvoir de Mazarin, le roman de Charles II, de Colbert, et bien évidemment des Mousquetaires : Aramis, Athos, Porthos et d’Artagnan, l’éblouissant d’Artagnan, gascon d’âme et de cœur, fidèle à ses amis, au roi et à ses armées, saisi par le temps qui passe. Alexandre Dumas, grand lecteur d’historiens, grand connaisseur de Louis XIV et des intrigues de la Cour, joue et se joue de l’Histoire, il la transforme, la révèle, lui offre intrigues et chevauchées, la fait flamber dans une cavalcade romanesque, comme il le fait de ses personnages, qui ne subissent plus les assauts des historiens, mais s’épanouissent dans un roman, qui devient le leur. Roman d’aventures et d’intrigues, roman qui embrase l’Histoire et ceux qui la font, roman brillant de mille éclats, c’est tout cela Le Vicomte de Bragelonne, un éblouissement de richesse romanesque.
« Un Hermès, le doigt sur la bouche, une Iris aux ailes éployées, une Nuit tout arrosée de pavots, dominaient les jardins et les bâtiments qu’on entrevoyait derrière les arbres ; toutes ces statues se profilaient en blanc sur les hauts cyprès qui dardaient leurs cimes noires vers le ciel ».
« Étrange destinée de ces hommes d’airain ! Le plus simple de cœur, allié au plus astucieux ; la force du corps guidée par la subtilité de l’esprit ; et, dans le moment décisif, lorsque la vigueur seule pouvait sauver esprit et corps, une pierre, un rocher, un poids vil et matériel triomphait de la vigueur, et s’écroulant sur le corps en chassait l’esprit » (L’Épitaphe de Porthos).
Le Vicomte de Bragelonne est non seulement une épopée romanesque, un roman aux parfums d’Histoire, aux personnages saisis dans l’action ou le silence et habités d’une force unique, notamment les Mousquetaires, que le temps a rendu familiers, mais c’est aussi, et c’est l’immense talent d’Alexandre Dumas, que nous lisons avec joie et gourmandise, un exceptionnel roman dialogué, et admirablement inspiré. Inspiré dans ses descriptions de la nature qui, comme sur une toile, n’est jamais morte, mais endormie, un roman inspiré et inspirant les écrivains qui surent le lire. Le temps qui fuit guide aussi ce roman, le temps par instant suspendu, par instant perdu, et par instant retrouvé, et la mort qui griffe les visages des Mousquetaires du Roi. Alexandre Dumas est un géant des Lettres, et la Pléiade a eu la riche idée d’ainsi célébrer, son plus beau roman, le plus touchant, le plus inoubliable.
Philippe Chauché
(1) La Pléiade, édition de Gilbert Sigaux, 1962.
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