Le Rhin, Victor Hugo (par Didier Smal)
Le Rhin, Victor Hugo, Folio Classique, avril 2023, Édition d’Adrien Goetz, 928 pages, 13,50 €
« Je suis un grand regardeur de toutes choses, rien de plus, mais je crois avoir raison ; toute chose contient une pensée ; je tâche d’extraire la pensée de la chose. C’est une chimie comme une autre ». Ainsi Victor Hugo justifie-t-il, lui qui se veut « plutôt flâneur de grandes routes que voyageur », son admiration pour le paysage « charmant » vu après « Rheinfelden jusqu’à Bruck », dans la Lettre XXXIV de ce recueil de lettres fictives qu’est Le Rhin, publié en 1842 et aujourd’hui à nouveau rendu disponible dans la forme voulue par l’auteur grâce au travail éditorial d’Adrien Goetz.
Ce voyage littéraire sur les rives du Rhin et parmi les villes qui le bordent, pour fictif qu’il soit en partie (Hugo a bel et bien voyagé en Allemagne durant les années qui précédèrent la publication du Rhin, et a écrit des lettres en 1838), répond à une motivation d’ordre politique : la question de la rive gauche du Rhin, cédée à l’Allemagne au détriment de la France, se pose de façon cruciale à la fin des années 1830, et Hugo y réagit à sa façon :
« Maintenir le droit de la France sans blesser la nationalité de l’Allemagne, c’était là le beau problème dont celui qui écrit ces lignes avait, dans sa course sur le Rhin, cru entrevoir la solution. Une fois que cette idée lui apparut, elle lui apparut non comme une idée, mais comme un devoir. À son avis, tout devoir veut être rempli. Lorsqu’une question qui intéresse l’Europe, c’est-à-dire l’humanité entière, est obscure, si peu de lumière qu’on ait, on doit l’apporter. La raison humaine, d’accord en cela avec la loi spartiate, oblige, dans certains cas, à dire l’avis qu’on a. Il écrivit donc alors, en quelque sorte sans préoccupation littéraire, mais avec le simple et sévère sentiment du devoir accompli, les deux cents pages qui terminent le second volume de cette publication, et il se disposa à les mettre au jour ».
Ces « deux cents pages », une grosse centaine dans le présent volume, représentent, aux yeux de qui éprouve juste le désir de voyager en compagnie de Victor Hugo, les pages les moins passionnantes du Rhin : une Conclusion éminemment politique, dans laquelle l’auteur émet des opinions historiques à tout le moins biaisées, puisque téléologiques, relatives à l’histoire de l’Europe, des considérations dont le seul objectif est de justifier l’amitié franco-allemande et y inciter. C’est fort, puissant et généreux, mais c’est du même acabit que les pages « politiques » des Misérables : on y lit un Hugo qui s’emporte, empli d’un désir utopique, qu’il s’agisse d’une « question qui intéresse l’Europe, c’est-à-dire l’humanité entière » (il faudra en parler aux pays asiatiques, africains, océaniens ou américains, même aujourd’hui, ils en seront étonnés pour dire le moins) et de l’évolution de la société telle qu’il évoque la question de « L’Argot » au Livre Septième des Misérables. Dans les deux cas, la véracité du raisonnement semble parfois moins importer que la volonté d’imposer à tout prix une opinion. Pour autant, la Conclusion du Rhin demande à être étudiée, parce qu’elle reflète un état d’esprit propre à une époque sur une question toujours d’actualité, les relations franco-allemandes, mais ici n’en est pas le lieu.
Ici est le lieu par contre de célébrer un Hugo voyageur qui partage avec le lecteur ses impressions selon certes une double modalité : « Le Rhin est le fleuve dont tout le monde parle et que personne n’étudie, que tout le monde visite et que personne ne connaît, qu’on voit en passant et qu’on oublie en courant, que tout regard effleure et qu’aucun esprit n’approfondit. Pourtant ses ruines occupent les imaginations élevées, sa destinée occupe les intelligences sérieuses ; et cet admirable fleuve laisse entrevoir à l’œil du poète comme à l’œil du publiciste, sous la transparence de ses flots, le passé et l’avenir de l’Europe » ; on choisit donc de ne retenir que la première, le « poète », et oublier de la sorte le « publiciste ». Car le poète oublie le sérieux de sa quête historico-politique pour laisser affleurer une vision plus humaine du Rhin et ses rives, qu’il s’agisse d’une étymologie problématique tranchée par la légende plutôt que par l’Histoire (« Pour les bonnes femmes, parmi lesquelles je me range avec empressement [nous soulignons], Mäusethurm vient de Mause, qui vient de Mus, qui veut dire rat ») ou de l’évocation des histoires qui peuplent « les bords du Rhin » en « un adorable gazouillement de légendes et de fabliaux » : L’imagination de l’homme, pas plus que la nature, n’accepte le vide. Où se tait le bruit humain, la nature fait jaser les nids d’oiseaux, chuchoter les feuilles d’arbres et murmurer les mille voix de la solitude. Où cesse la certitude historique, l’imagination fait vivre l’ombre, le rêve et l’apparence. Les fables végètent, croissent, s’entremêlent et fleurissent dans les lacunes de l’histoire écroulée, comme les aubépines et les gentianes dans les crevasses d’un palais en ruine » (Lettre XIV, Le Rhin). Hugo le déambulateur montre en effet un Rhin dont chaque recoin héberge un conte, une légende, une page d’histoire confinant parfois à l’anecdotique, bref une raison suffisante de s’arrêter et raconter, ainsi qu’il le fait à Aix-La-Chapelle pour expliquer à son correspondant, un ami identifié en de rares occasions mais dont les caractéristiques permettent le baguenaudage de l’épistolier (« vous êtes de ces écouteurs intelligents et doux, pénétrés de la nécessité des choses et de la loi des natures, qui accordent aux poètes les enjambements et aux rêveurs les enjambées »), l’origine des sculptures vues à gauche et à droite du portail de la Chapelle : « Pardon, mon ami, mais permettez-moi d’ouvrir ici une parenthèse. Cette pomme de pin a un sens, et cette louve aussi, ou ce loup, car je n’ai pu connaître bien clairement le sexe de cette bête de bronze. Voici à ce sujet ce que racontent encore les vieilles fileuses du pays », et de raconter une belle légende chrétienne en quatre pages vivifiantes. Plus loin, ce sera l’origine « le village des Barbiers », puis d’autres histoires encore, selon les occasions du voyage, selon l’inspiration du paysage.
Parmi ces histoires, au milieu des « Lettres » à proprement parler, Hugo offre un long (plus de soixante pages) intermède en l’espèce de la Lettre XXI, qui raconte La Légende du beau Pécopin et de la belle Bauldour, pure création de sa plume rédigée à Paris en 1841 mais qu’il prétend « écrite sous les murailles mêmes du manoir écroulé [de Falkenburg], avec la fantastique forêt de Sonn sous les yeux ». Au sein d’un ouvrage hétéroclite, où la contemplation d’un paysage peut mener à une considération d’ordre politique (« La géographie donne, avec cette volonté inflexible des pentes, des bassins et versants que tous les congrès du monde ne peuvent contrarier, la géographie donne la rive gauche du Rhin à la France », Lettre XIV), où la visite d’une ruine à peine reconnaissable donne lieu à une vaste généalogie entremêlée de guerres et de conquêtes, où est pensée aussi l’Histoire (« Ce sont toujours les mêmes embûches, toujours les mêmes chutes, toujours les mêmes trahisons, toujours les mêmes naufrages aux mêmes écueils ; les noms changent, les choses persistent »), Hugo s’invente conteur héritier à la fois de la littérature médiévale, du « conte bleu » et du conte voltairien. Hugo se joue surtout de tous les codes pour gentiment ironiser sur les légendes et contes pour lesquels il montre par ailleurs une grande affection (« Est-ce que ce n’est pas une belle histoire, Louis, et qui vaut tout aussi bien la peine d’être racontée que les grandes batailles et les mariages des rois ? Il faut pourtant ramasser cela dans la mémoire du peuple. Les historiens dédaignent ces détails. Ils disent que c’est petit ; moi, je déclare que c’est grand. Ce sont des contes de bonnes femmes, ajoutent-ils ; mais est-ce que vous connaissez rien de plus magnifique et de plus terrible que les contes de bonnes femmes ? Quant à moi, Homère me paraît si sublime que je range l’Iliade parmi les contes de bonnes femmes ») ; ainsi, dans cette histoire censée se dérouler en Allemagne, « il n’y avait sur la table que des flacons où étincelaient mille boissons des pays les plus variés, le vin de palme de l’Inde, le vin de riz de Bengala, l’eau distillée de Sumatra, l’arak du Japon, le pamplis des Chinois et le pechmez des Turcs »
Le fantastique est aussi présent dans ce conte, comme dans d’autres histoires parsemant Le Rhin, voire dans la vision de certains paysages ou phénomènes naturels, la Nature se mêlant au rêve : « la moitié du ciel derrière nous était envahie par un gros nuage noir, le vent était violent, les ciguës en fleur se courbaient jusqu’à terre, les arbres semblaient se parler avec terreur, de petits chardons desséchés couraient sur la route plus vite que la voiture, au-dessus de nous volaient de grandes nuées. Un moment après éclata un des plus beaux orages que j’aie vus. La pluie tombait à verse, mais le nuage n’emplissait pas tout le ciel. Une immense arche de lumière restait visible au couchant. De grands rayons noirs qui tombaient du nuage se croisaient avec les rayons d’or qui venaient du soleil. Il n’y avait plus un être vivant dans le paysage, ni un homme sur la route, ni un oiseau dans le ciel ; il tonnait affreusement, et de larges éclairs s’abattaient par moments sur la campagne. Les feuillages se tordaient de cent façons. Cette tourmente dura un quart d’heure, puis un coup de vent emporta la trombe, la nuée alla tomber en brume diffuse sur les coteaux de l’orient, et le ciel redevint pur et calme. Seulement, dans l’intervalle, le crépuscule était survenu. Le soleil semblait s’être dissous vers l’occident en trois ou quatre grandes barres de fer rouge que la nuit éteignait lentement à l’horizon ».
Ce long extrait permet de pointer la grande qualité du Rhin, ouvrage romantique s’il en est, plus représentatif de l’esprit romantique que bien d’autres prônés par l’école depuis plus d’un siècle : Hugo est bel et bien un « regardeur », ainsi qu’il l’affirme, et ses descriptions de lieux et de paysages sont le ravissement de ces lettres. C’est un ravissement encore intensifié par la certitude qu’a le lecteur, presque deux siècles plus tard, de pouvoir contempler grâce à Hugo des paysages, des monuments, des ruines, des villages, aujourd’hui disparus. On retiendra en particulier la « Lettre XXIV, Francfort-sur-le-Main », puisque, comme l’indique Goetz dans une note : « Rien de ce que Victor Hugo a décrit de Francfort n’a survécu aux combats et aux bombardements de la Seconde Guerre mondiale ». L’on peut ajouter à ces descriptions d’une rare vivacité, de la plume d’un « regardeur » qui est aussi un grand promeneur, des illustrations de la main de l’auteur qui, si toutes ne furent pas réalisées in situ, démontrent, s’il en était besoin, le réel talent graphique de Hugo.
De ce Rhin, ouvrage aux intentions clairement politiques, ouvrage se servant parfois du Rhin pour parler avec puissance de l’Histoire ou de la première moitié du dix-neuvième siècle (« L’ancienne navigation rhénane, que perpétuent les bateaux à voiles, contraste avec la navigation nouvelle, que représentent les bateaux à vapeur. […] Dans ce contraste, respire avec une singulière puissance de réalité le double esprit de notre époque, qui est fille d’un passé religieux et qui se croit mère d’un avenir industriel »), on laissera volontiers de côté une Conclusion dont l’intérêt est plus historiographique qu’historique, pour conserver précieusement la proximité avec un Hugo voyageur, observateur, flâneur parfois, badin à l’occasion, mais toujours émerveillé. Puisque l’eau a coulé sous les ponts, des Alpes suisses à la mer du Nord, nous ne verrons jamais le Rhin tel que Hugo l’a vu, ne fût-ce que parce que l’industrie, dont l’auteur voit la rude poésie aussi en passant près de Liège (« à l’entrée de cette vallée enfouie dans l’ombre, il y a une gueule pleine de braise qui s’ouvre et se ferme brusquement et d’où sort par instants avec d’affreux hoquets une langue de flamme »), en peuple désormais les rives ; nous ne pouvons qu’en chérir plus ce que partage Hugo, une vision, un fantasme parfois, certains lieux n’étant connus de l’auteur que de façon livresque, un Rhin sublime et sublimé. Et un ouvrage que l’on compte désormais parmi les chefs-d’œuvre de la littérature romantique.
Didier Smal
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