Le Monde selon Napoléon, Jean Tulard (par Vincent Robin)
Le Monde selon Napoléon, Jean Tulard, Tallandier, coll. Texto, octobre 2019, 320 pages, 10 €
Qu’est-ce qui fonde les convictions des hommes d’Etat et, sous leurs effets, leur suggère une particulière façon d’agir ? S’agissant des hommes de pouvoir réputés au sein de l’Histoire universelle, probablement cette question préliminaire ne trouve-t-elle généralement de réponse satisfaisante qu’à l’aide d’un examen ordonné et resserré des choix politiques comparés ensuite aux agissements conduits dans leur logique. A travers son « Monde selon Napoléon » et grâce à un développement soumis aux aléas thématiques du repère alphabétique, le spécialiste et avisé historien Jean Tulard nous invite, de manière incontestablement originale, à nous instruire de la complexe mais singulière mouture humaine qui éleva le célèbre Bonaparte à la considération historique. Son monde : un monde ouvert à tout, auquel, selon ce peigne fin de la rubrique alphabétique, point d’illustration ne semblera faire lacune. Serait-on agacé tout au départ des sauts du coq à l’âne imposés par la lecture de cette sorte d’énumération thématique et rapportée sans liaison significative à une seule et même figure emblématique qu’au fil de cette dispersion devra-t-on admettre cependant que se dégage au final bel et bien la fibre unique, curieuse et synthétique du très ambitieux Corse devenu l’empereur original d’une République.
Pêle-mêle, s’entrecroisent en ce recueil de propos deux types essentiels de vues. Celles qui se rapportent aux lieux et aux personnes de la sphère plus ou moins directement napoléonienne d’une part, celles qui définissent l’esprit du souverain sur des sujets politiques ou sociaux de tous poils par ailleurs. Le relief combiné de ses assertions livre alors la composition affinée du personnage, en la soulignant d’un trait convaincant de réalisme.
Science, forme d’intelligence, volontarisme, perspicacité et pragmatisme, mais aussi vanité, aveuglement et conviction égocentrique pourraient sans doute confondre le caractère napoléonien ici retranscrit par touches hétéroclites. Non point seulement attaché au pur fait politique, ce pointage tous azimuts passe aussi bien en revue les hauteurs de gestion que les privautés du trépidant petit homme au chapeau bicorne. Ainsi sous la domination d’un jugement des plus favorables à lui, rapporte-t-il lui-même au sujet de sa famille son détachement « raisonné » des enrôlements affectifs : « Le choix des dynasties n’est et ne doit être qu’une question secondaire. Sans doute les liens de famille ont quelque valeur, mais cette valeur est tellement passagère, si souvent démentie par l’histoire qu’elle ne m’a jamais influencé dans le choix que j’ai fait de mes frères pour rois de Hollande, de Westphalie, de Naples, d’Espagne… ».
Notre recul de lecture nous permettra d’apercevoir combien ces belles assertions intellectuellement précautionneuses et tenues par l’assoiffé homme de pouvoir et de conquêtes, apparaissent aujourd’hui non point seulement assez paradoxales, mais également munies de la vertu de ramener à lui – comme s’il en fallait encore – de supplémentaires mérites. Quoi d’autre que sa haute et devancière estime familiale contraignit en effet jamais Napoléon à installer ses frères sur tous les trônes européens ? Définition napoléonienne de chef : « Il faut un chef à la nation, un chef illustre par la gloire et non par des théories de gouvernement, des phrases, des discours d’idéologues auxquels les Français n’entendent rien ». N’est-on pas surpris d’une telle déclaration lancée avec conviction par l’instigateur du code civil et par l’agenceur de l’administration départementale dans quelque pays ? Un chef illustre par la gloire, admettons… Mais par quel type de gloire toutefois ? A la rubrique « Héroïsme » : « En général, la meilleure manière de me louer est de faire des choses qui inspirent des sentiments héroïques à la nation, à la jeunesse et à l’armée ». Aurions-nous un tant soit peu oublié que Napoléon fut le père originel (et pratiquement exclusif) d’une telle qualité honorable qu’en cette seule affirmation notre fantaisie ou notre distraction s’en serait vue toute recadrée.
De cet héroïsme, influent sur la nation, la jeunesse et l’armée, parlons alors. « Chateaubriand a écrit à propos de Napoléon : “Il a fait périr dans les onze années de son règne plus de cinq millions de Français, ce qui surpasse le nombre de ceux que nos guerres civiles ont enlevés pendant trois siècles“» (Wikipédia). Souvent oublieux de ces propres turpitudes, Napoléon n’en dédiait pas moins une appréciation plutôt reconnaissante à son détracteur en relatant les qualités de l’écrivain et royaliste invétéré : « Chateaubriand a reçu de la nature le feu sacré : ses ouvrages l’attestent »… Puis, parlant du même : « Si jamais il arrive au timon des affaires, il est possible que Chateaubriand s’égare, tant d’autres y ont trouvé leur perte ! Mais ce qui est certain, c’est que tout ce qui est grand et national doit convenir ». Ah ! si seulement l’homme au feu sacré s’était dispensé d’écrire « l’Outrageuse Mémoire des tombes ». Napoléon ou l’humanisme empêché par sa fougue mégalomaniaque et militariste. Ainsi au sujet de la mort s’exprime-t-il : « Quelques jours de bonheur valent-ils de mourir pour son pays ? ». On pourrait comprendre : « hors du sacrifice et du dévouement rendus au chef, incarnation de l’Etat et timon des affaires, point de salut ! »… Que comprendre alors de l’insurrection napoléonienne contre le féodalisme ?
« L’histoire doit éclairer et instruire, et non pas seulement nous donner des descriptions et des récits qui nous impressionnent » – En voilà une parole sage… mais qui renvoie aussi au mépris de toutes ces infectes glorioles de batailles-boucheries, au mieux éclairantes et au pire rebutantes.
En ce livre, un choix de citations certainement peu innocent mais qui raconte fort bien les grands travers de la suprématie intelligente. A lire avec tout l’intérêt historique que cela induit.
Vincent Robin
Jean Tulard, né le 22 décembre 1933 à Paris, est un historien français. Il est l’un des spécialistes français de Napoléon Ier et de l’époque napoléonienne (Consulat et Premier Empire), ainsi que de l’histoire du cinéma. Il a contribué à plus d’une cinquantaine d’ouvrages, comme auteur unique, en collaboration ou en tant que directeur de publication.
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