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Le Kurde qui regardait passer les nuages, Fawaz Hussain (par Robert Sctrick)

Ecrit par Robert Sctrick 27.09.19 dans La Une Livres, Les Livres, Critiques, Roman

Le Kurde qui regardait passer les nuages, éditions Zinédi, septembre 2019, 118 pages, 12,90 €

Ecrivain(s): Fawaz Hussain

Le Kurde qui regardait passer les nuages, Fawaz Hussain (par Robert Sctrick)

 

Il est des vies qu’on raconte un peu comme si l’on disait, à chaque image qu’on montre : « Attention, documentaire ! Ne pas s’émouvoir outre mesure ». Cela suppose, certes, une certaine maîtrise de ce que nous appellerions la matière narrative, qui tient l’émotion en lisière et la réserve plutôt à la poésie. La poésie, comme dirait un élève de collège un peu informé, comme ils le sont tous aujourd’hui – ils ont tout vu –, c’est quand on parle de soi. Ou alors de Dieu, sans le savoir, mais pas du monde.

Depuis Tristan et Iseut jusqu’aux Yeux d’Elsa, c’est ainsi. Et savez-vous pourquoi ? Peut-être parce que nous sommes habités par l’Ennui, cette allégorie majuscule qui charge l’œil « d’un pleur involontaire ». Peu s’en faut que Fawaz Hussain, qui se met sous le signe de l’étranger, nous interpelle d’un « Hypocrite lecteur – mon semblable – mon frère ! », ce vrai frontispice des Fleurs du mal. Bien sûr que dans ce monde mondialisé, dans cette vie dévitalisée, sauf pour ceux qui la dévitalisent davantage, c’est le haut qui console. Hamlet aussi regardait les nuages, sinon que lui servait à prendre au piège l’inanité, l’insanité, de l’autre – pour échapper à la sienne ?

Notre ami kurde va passer aux yeux de certains pour un hypocondriaque – ma foi, s’il s’inscrit sous la bannière baudelairienne, ce n’est que justice (« Enivrez-vous […]. De vin, de poésie ou de vertu, à votre guise. Mais enivrez-vous ») : quoi de mieux que de croire à ses chimères ? Le nuage qu’on aime à voir passer, pendant ce temps, nous sert de miroir. Qui peut conjuguer au futur le verbe être, ou faire ? Les enfants, peut-être : « je ferai pompier, je serai maîtresse ». Mais nous qui traînons tous les échecs des générations, même pas les nôtres, ce serait demi-mal, avons-nous vu réussir un projet ailleurs que dans les nuages ? Il est amusant de voir que l’extrême modernité stocke toutes les données du monde dans une banque virtuelle, et je ne vous apprendrai pas qu’elle s’appelle le Cloud.

On disait dans l’ancien temps « A beau mentir qui vient de loin », comprendre : il ne faut pas croire les récits merveilleux – et incontrôlables – d’un touriste du bout du monde. Avec l’œuvre de Fawaz Hussain, et maintenons ce terme point trop emphatique d’œuvre, car l’écrivain a pas mal produit déjà, on pourrait dire : a beau mentir qui revient de loin. Qu’allait-il, lui qui surnage tant bien que mal (eh oui, c’est un de ces nombreux spécimens d’humains à bouée) aux bouillonnements infinis agitant ce chaudron de sorcières du Moyen-Orient, s’attacher à quelqu’un, une femme, au patronyme si marqué et à l’histoire familiale qui l’a à ce point démantibulée ? On n’aura pas la réponse nette et franche – on ne sait qu’une chose, c’est que « ça » n’a pas marché entre eux, mais rien qui nous dise, comme d’Odette, qu’elle « n’était pas son genre » ni que, pourquoi pas, tous ces maux somatiques du narrateur « ne » sont « que » psychosomatiques et que la cure par l’amour n’a rien donné. Finalement, n’est pas mon semblable qui veut, et surtout qui je veux qu’il le soit.

Fawaz Hussain, en praticien consommé de l’écriture, joue à merveille des deux claviers, ceux de la métaphore et de la métonymie. Oublions les mots, d’ailleurs sans intérêt, pour regarder seulement les mouvements qu’ils recouvrent et la petite entrée qu’ils nous donnent sur un imaginaire pleinement maîtrisé : la première des figures consiste à déplacer le regard sur un axe horizontal qui compare les choses – ou les gens – entre eux. Il était au début question de documentaire, eh bien c’est la technique principale de cet art qui juxtapose et fait comprendre en quelque sorte par énumération. Avec notre Kurde, on a beaucoup affaire à des doubles – bien sûr ils n’en sont pas, mais ils partagent des traits, comme un valeureux chevalier et le lion partagent, sans plus, le trait « courage ». Le camarade kurde, malgré les apparences de réussite, partage avec le narrateur le trait « échec ». Nous avons vu avec Magalie – le rendez-vous manqué avec l’amour – une métaphore du semblable qui tourne vite à l’opposé. Car il y a trop d’autre dans le même, toujours et partout, mettez deux mâles dominants dans le même territoire… Peut-être chacun, chez les humains au moins, veut-il creuser pour son propre compte les causes de sa détresse ? Ah ! qui dira le don qu’a fait Sartre à la littérature en inventant le garçon de café, qui sait si ce n’est pas le même qui s’est transporté un jour dans le 20e arrondissement sous les traits du patron kabyle pour faire sortir du narrateur une impossible vérité, le regard sur la mort et le néant : « “Comme d’habitude ?” […] Il n’ajoute rien et, pourtant, il brûle d’envie de parler, de la pluie, du beau temps. Il garde tout pour lui, ses réflexions sur le temps qui passe, l’homme qui trépasse […] ».

Quant à la métonymie, ne cherchons pas plus loin que le titre : la verticalité du destin est là en surplomb. On ne se regarde plus dans un miroir, on ne se démultiplie pas dans l’espace en mille éclats de similitude réelle ou supposée, on se projette dans une espérance, on joue avec le temps pour tromper la mort, lui intimer de passer son chemin, même si elle s’est montrée bien sourde à Birkenau ou à Mossoul.

 

Robert Sctrick


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A propos de l'écrivain

Fawaz Hussain

 

Fawaz Hussain est né au nord-ouest de la Syrie, dans une famille kurde. Il arrive en France en 1978 afin de poursuivre des études supérieures de Lettres Modernes à la Sorbonne. Il vit à Paris et se consacre à l’écriture et à la traduction des classiques français en kurde, sa langue maternelle. Il est notamment l’auteur des « sables de Mésopotamie » (Le Rocher, 2007 ; Points Seuil, 2016)

 

A propos du rédacteur

Robert Sctrick

 

Robert Sctrick, après avoir enseigné et beaucoup donné de son temps à l’édition, jouit d’une retraite méritée. Le livre reste son domaine de prédilection, dans sa matière et dans son fond. Aussi, on lui confie des travaux de petite main, mais il exprime également quelquefois des avis, que ceux qui l’aiment ont la gentillesse de trouver bienvenus.