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Le Fort Intérieur et la sorcière de l’île Moufle, Stella Benson (par François Baillon)

Ecrit par François Baillon le 07.04.21 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Le Fort Intérieur et la sorcière de l’île Moufle, Stella Benson, Editions Callidor, octobre 2020, trad. Faustine Lasnier, 272 pages, 19 €

Le Fort Intérieur et la sorcière de l’île Moufle, Stella Benson (par François Baillon)

 

Stella Benson écrit dans l’avant-propos à ce roman : « Ceci n’est pas un vrai livre. Il ne traite pas de vraies personnes, et ne devrait pas être lu par de vraies personnes non plus ». Voilà qui nous place d’emblée dans une position délicate, de quoi être déconcerté. Et ce n’est là que le début de l’aventure.

Le Fort Intérieur est un roman de fantasy mettant en scène une sorcière, dont on ne connaîtra jamais le vrai nom, et Sarah Brown, une femme pour le moins rêveuse, un peu maladroite et pleine de bonne volonté. Leur rencontre s’effectue à Londres, tandis qu’un comité de femmes, tourné vers l’aide aux plus démunis, est réuni. A noter que l’action se passe en pleine Première Guerre mondiale (le roman fut publié pour la première fois en 1919). Evidemment, l’arrivée de cette sorcière se fait de la façon la moins ordinaire. Ajoutons que les personnages de sorcières et de magiciens, dans l’univers de Stella Benson, sont des êtres bienveillants, ignorants des codes de la civilisation et dotés d’une certaine spontanéité enfantine.

Ce roman est assez déstabilisant dans sa construction : chaque chapitre nous conduit dans un espace différent, parmi lesquels on trouve Londres (l’intérieur de ses maisons ou son ciel), l’île Moufle, la Forêt Enchantée, la Coulée Verdoyante et la Commune de la Faërie. Certains personnages nous sont présentés longuement, comme Pivoine, qu’on ne retrouve pas ou peu par la suite. L’impression est que se déroule devant nous un ensemble de scènes au sein desquelles Sarah Brown, éternelle solitaire qui ne se reconnaît pas dans la société londonienne, est sur la voie d’une quête personnelle : le contact avec la sorcière l’amène à quitter son poste au sein d’une association caritative, dont elle ne supporte plus l’hypocrisie. Elle s’en va cultiver la terre avec des fées moins efficaces qu’elle, à moitié surveillées par un dragon qui ne se sent pas à sa place ; puis, elle décidera de partir pour les Etats-Unis, signe d’une nouvelle vie. Mais la conclusion donnée quant au personnage de la sorcière est, là encore, surprenante et nous laisse interrogatif.

Stella Benson se joue ouvertement de son lecteur : mais elle le fait avec un humour typiquement anglais et, surtout, avec un talent d’écriture indéniable. Katherine Mansfield a dit d’elle : « ’Née pour écrire’ »… Si cette formule a une quelconque signification, elle s’applique à Miss Stella Benson ». On ne peut la contredire sur ce point : la magie se trouve également dans le style de la romancière, offrant parfois des passages de poésie pure : « … l’espace est trop immense, c’est la main inconcevable qui tient notre monde, cette illusion fragile. Il n’existe aucune force capable de se rire de l’espace, aucun sort qui ne se perde entre nous et la Lune » (p.133/134).

Quant à la question fondamentale que véhiculerait ce roman, si tant est qu’il y en ait une, sans doute est-elle liée à l’absurdité de l’existence. Le démontrent ces scènes de comités de femmes aisées, voulant aider les « pauvres », mais se faisant juges malgré elles, allant jusqu’à observer la façon dont les gens démunis dépensent leur argent. La présence de la Première Guerre mondiale n’est pas à négliger non plus : nous assistons d’ailleurs à la bataille édifiante de deux sorcières, l’une Anglaise, l’autre Allemande. En plein raid aérien, tandis qu’elles sont à califourchon sur leurs balais, elles tentent de s’anéantir avant de s’affaler sur un nuage : n’est-ce pas là utiliser la dérision, de façon magiquement déraisonnable, pour évoquer un conflit qui fut si destructeur ? N’est-ce pas une manière de mettre en avant l’absurdité des comportements humains, tandis qu’on transforme en héroïne une âme fragile et un peu perdue comme Sarah Brown ?

Ce livre, qui est un bijou de fantaisie, est très joliment illustré par Anouck Faure. Il faut du reste saluer la qualité des ouvrages, tant esthétique que littéraire, des éditions Callidor, qui rééditent des œuvres de fantasy quelque peu oubliées. Il se peut qu’avec cette édition du Fort Intérieur, le public français découvre pour la première fois le talent de Stella Benson.

 

François Baillon

 

Stella Benson (1892-1933) est l’auteure de romans, nouvelles, poésies, récits de voyage. Militante féministe, elle était admirée par les écrivaines de son temps, notamment par Virginia Woolf, qui en dit à sa mort : « Lorsqu’une auteure telle que Stella Benson meurt, notre chagrin n’a que peu d’importance ; elle n’éclairera plus ni l’endroit ni le temps présents : c’est la vie elle-même qui se fane ».

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A propos du rédacteur

François Baillon

 

Diplômé en Lettres Modernes à la Sorbonne et ancien élève du Cours Florent, François Baillon a contribué à la revue de littérature Les Cahiers de la rue Ventura, entre 2010 et 2018, où certains de ses poèmes et proses poétiques ont paru. On retrouve également ses textes dans des revues comme Le Capital des Mots, ou Délits d’encre. En 2017, il publie le recueil poétique 17ème Arr. aux Editions Le Coudrier.