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Le Festin sauvage, De la Minsk soviétique au Brooklyn d’aujourd’hui, le récit et les recettes de cuisine d’une famille juive athée, Boris Fishman (par Gilles Banderier)

Ecrit par Gilles Banderier 09.03.23 dans La Une Livres, Les Livres, Recensions, Récits, Editions Noir sur Blanc

Le Festin sauvage, Boris Fishman, Les Éditions Noir sur Blanc, mars 2022, trad. anglais (USA) Stéphane Roques, 382 pages, 23 €

Edition: Editions Noir sur Blanc

Le Festin sauvage, De la Minsk soviétique au Brooklyn d’aujourd’hui, le récit et les recettes de cuisine d’une famille juive athée, Boris Fishman (par Gilles Banderier)

 

On est (ou on devient) ce que l’on mange, affirme la sagesse populaire. Encore faut-il qu’il y ait quelque chose à manger. La faim est une sensation qui renvoie l’être humain le plus éloigné de la nature à l’état primitif, animal. Nous ne parlons pas du petit creux qui se manifeste quelques heures après le repas précédent et dont on sait qu’il sera comblé un peu plus tard, fût-ce en mangeant de la mauvaise restauration collective. Non, nous parlons de la faim qui dure, depuis si longtemps qu’on ne sait plus à quand remonte le dernier repas digne de ce nom, ni quand aura lieu le prochain, d’une faim qui vous accompagne jour et nuit, même dans vos rêves. La vision d’épouvante qu’offrent les marchés traditionnels chinois, dont les étals présentent les animaux les plus improbables – pas seulement du pangolin – s’explique dans la mesure où la grande majorité de cette immense population croupit dans la misère la plus noire et qu’au bout d’une semaine sans manger, même le végan le plus résolu, le plus fanatique, se précipitera sur n’importe quel bout de viande.

Il y eut, on le sait, au cours de l’histoire, des famines dues à de mauvaises récoltes causées par des imprévus climatiques, mais également des famines provoquées par des tyrans. Les Chinois et les Ukrainiens, par exemple, le savent d’amère expérience et, chez bien des peuples ayant vécu le communisme, l’importance dévolue à la cuisine, aux grandes tablées croulant sous les mets plus consistants les uns que les autres, s’explique autant par l’incertitude des lendemains que par le souvenir des disettes passées. « Nous avons faim depuis que nous existons. Ma grand-mère s’est nourrie de pelures de pommes de terre quand elle errait dans les marécages biélorusses avec les partisans antinazis pendant la Seconde Guerre mondiale » (p.15).

« Caelum non animum mutant, qui trans mare currunt ». Boris Fishman et sa famille quittèrent Minsk en 1988, à la faveur de la vague de libéralisation qui affectait l’URSS, libéralisation très relative, mais suffisante pour emporter quelques mois plus tard le bloc de l’Est, puis l’URSS elle-même. Du haut de ses neuf ans, Fishman observa les modalités de cet exil, qui les conduira lui et les siens aux États-Unis en passant par Vienne et l’Italie. Ils découvrirent avec surprise que, de manière pourtant prévisible, tout était différent à l’Ouest et que même les Juifs autrichiens ou new-yorkais ne ressemblaient guère à leurs coreligionnaires biélorusses. Quant à la cuisine ou plutôt la nourriture américaine… la différence est encore plus prononcée. Mais la gastronomie est une des voies d’accès, parfois la seule qui subsiste, au pays qu’on a quitté et au passé qui ne reviendra pas. Le récit autobiographique de Boris Fishman, qu’on pourrait qualifier de récit d’apprentissage, est agrémenté de belles recettes, à déconseiller aux estomacs fragiles et aux petits mangeurs, d’autant plus qu’on suppose que ces plats roboratifs ne doivent pas être seulement arrosés d’eau claire… « Cuisiner, c’est faire quelque chose là où il n’y avait rien. Ce quelque chose nous permet de rester en vie […] C’est littéralement l’opposé de l’état de vide où vous plonge une dépression », p.294).

 

Gilles Banderier

 

Né à Minsk, Boris Fishman enseigne l’écriture créative à l’Université de Princeton. Il est l’auteur de deux romans, Une Vie d’emprunt, et Rodéo.

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A propos du rédacteur

Gilles Banderier

 

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Docteur ès-lettres, coéditeur de La Lyre jésuite. Anthologie de poèmes latins (préface de Marc Fumaroli, de l’Académie française), Gilles Banderier s’intéresse aux rapports entre littérature, théologie et histoire des idées. Dernier ouvrage publié : Les Vampires. Aux origines du mythe (2015).