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Le Cycle de Syffe, Patrick K. Dewdney (par Didier Smal)

Ecrit par Didier Smal le 27.09.23 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

Le Cycle de Syffe, Patrick K. Dewdney, Folio, mai 2023 : L’Enfant de poussière, 800 pages, 10,90 €, La peste et la vigne, 720 pages, 10,90 € & Les chiens et la charrue, 784 pages, 10,90 €

Le Cycle de Syffe, Patrick K. Dewdney (par Didier Smal)

 

Avant de se lancer dans l’écriture du Cycle de Syffe, l’œuvre de sa vie à l’en croire, le Français d’adoption Patrick K. Dewdney a publié quelques romans noirs et un recueil de poésie ; sans les avoir lus, on les imagine volontiers comme des galops d’essai, des tests stylistiques qui lui ont permis de s’aguerrir avant le plongeon dans les tumultes de la vie de Syffe, personnage complexe qui, de l’âge de huit ans à celui de vingt-deux ans, celui atteint à la fin du troisième tome de son « cycle », Les chiens et la charrue, connaît l’équivalent de plusieurs vies mouvementées pour dire le moins. Il est vrai que lui-même, puisqu’il est le narrateur de ces vies, se présente comme le « spectateur d’une époque convulsée », et affirme ceci le concernant : « Mon unique qualité récurrente était une chance insolente en dépit de mes malheurs, et même lorsque j’avais pris une part plus active dans les péripéties de mon existence, je me révélais tout simplement incapable de m’approprier quoi que ce soit ». Il est vrai que ce personnage a ceci de particulier que rien ne semble lui être destiné de pérenne : il assiste voire prend part au succès d’autrui puis repart sur les routes, quand il n’y est pas rejeté de force.

Pourtant, dès les premiers chapitres de L’enfant de poussière, lorsque Syffe se retrouve à la cour du primat Barde dans la ville de Corne-Brune, la façon dont le traite le première-lame Hesse laisse présager que celui-ci a deviné quelque chose concernant le petit garçon, cet orphelin dans les veines duquel coule du sang clanique (autrement dit, ce petit voleur pris la main dans le sac, au risque de littéralement perdre cette main, est aussi un « teinté » – comme souvent la fantasy permet d’aborder de vastes problématiques sociales sans en faire des tonnes, grâce à l’écart entre l’univers narratif proposé et le réel) ; le lecteur partage donc son doute quant à la destinée exacte d’un personnage dont l’on sait à coup sûr qu’il survivra à tout puisqu’il est le narrateur de sa vie, et l’on en revient à ce constat propre au domaine de la fantasy, ou de tout genre codifié : à l’hexamètre latin « Quis, quid, ubi, quibus auxiliis, cur, quomodo, quando ? », on sait que les réponses seront relativement similaires (enfin, pour le distrait qui ne voit pas la différence entre Le Trône de fer et La Belgariade), mais c’est l’inventivité et, surtout, le style de l’auteur ainsi que sa capacité à donner à ses personnages une épaisseur psychologique qui les rendent plausibles et attachants, qui feront toute la différence. Et ce n’est rien de dire que Patrick K. Dewdney est à ces égards au moins un auteur remarquable.

C’est qu’au-delà du plaisir de l’histoire, Le Cycle de Syffe offre le plaisir d’une écriture précise, fruit d’un travail long d’environ deux ans pour chaque tome – donc, à vue de nez, Le Cycle de Syffe, dont Dewdney dit en interview connaître le fil conducteur et la direction globale, devrait être conclu vers 2029, puisque sept tomes sont annoncés. Une écriture précise mais pas précieuse : Dewdney ne laisse rien au hasard, pour la langue en particulier, usant de tous les registres disponibles (en particulier pour faire « parler vrai » ses personnages d’origines diverses, au point d’inventer des langues, façon Tolkien) mais aussi d’un lexique d’une richesse sidérante, puisant aussi bien dans les diverses émotions humaines que dans la richesse antique et médiévale bien sûr (« hourd », « cataphracte », « rouste » : trois plaisirs parmi des dizaines d’autres d’une précision lexicale affolante) ou d’une syntaxe rigoureuse (qui a dit que le subjonctif imparfait était tombé en désuétude ?). La phrase de Dewdney se déroule ainsi jusqu’à son terme véritable, c’est-à-dire le rendu final de son sens, sans pour autant être proustienne, ample ou brève selon le propos, se pliant à la syntaxe d’un personnage, se jouant du rythme pour entraîner le lecteur à sa suite. Un exemple, au début du second tome, La peste et la vigne, au moment où Syffe vient de passer du statut de yungling dans un vaïdroerk (pour faire bref, apprenti-guerrier dans une section de mercenaires Vars, un peuple dont la philosophie doit beaucoup à L’Art de la guerre de Sun Tzu) à celui d’esclave dans une mine carmide :

« Je passai cinq années de ma vie à Iphos.

Ma mémoire des mines est une chose laide et obscure, que je m’efforce d’effleurer seulement par accident et qu’il m’est difficile de coucher sur le papier. Malgré tout, le triangle restera gravé dans ma chair jusqu’au jour de ma mort, une marque indélébile de ce qui fut alors, et qui me privera toujours du luxe de l’oubli. Aujourd’hui encore je suis capable d’invoquer l’odeur de la fosse avec une terrifiante facilité ».

Ce bref extrait, bien que d’autres eussent été plus pertinents pour démontrer la qualité de l’écriture de Dewdney, permet au passage d’évoquer deux des autres qualités essentielles du Cycle de Syffe. La première est le double jeu narratif entre les émotions ressenties par Syffe au moment où il vit voire subit les événements (son désir de vivre sera souvent mis à mal) et le recul qu’il a au moment où il « couche sur le papier » ses souvenirs, ses mémoires a-t-on envie de dire tant sa vie, pourtant peu glorieuse, pourtant juste en orbite autour des grands de son monde, semble n’avoir eu d’importance qu’en tant qu’elle modifiait la marche de ce monde. Ainsi, son passage chez les Arces, un peuple réfugié dans la montagne, est dû entièrement au hasard et à la nécessité, mais ceux-ci feront de lui un thesponé (un envoyé et outil des dieux) et lui imputeront une modification majeure et bénéfique de leur régime politique. La deuxième qualité, concomitante, tient au fait que Syffe voyage à travers quasi tout l’ancien royaume unifié de Bai, côtoie toutes les couches sociales (il sera même contrebandier), est amené à fréquenter toutes sortes de gens, du guerrier Var Uldrick au médecin jharraïen Nahirsipal, de la furieuse Écailleuse à l’Épone Nerra, de l’amoureuse fillette Brindille devenue emblème des Ketoïs au mercenaire repris de justice homosexuel Artès Buconne, et chaque rencontre est l’occasion d’un apprentissage existentiel pour ce personnage aussi complexe qu’attachant parce que profondément humain. Dewdney multiplie les expériences de son personnage principal et permet ainsi au lecteur d’appréhender de première main l’univers dans lequel celui-ci évolue et connaît de multiples aventures, avec autant de hauts que de bas – voire chaque haut appelant un bas, ou le contraire, chaque changement de chapitre pouvant mener à une nouveauté ou un retournement de situation.

En ce sens, deux noms reviennent régulièrement à l’esprit au bout de quelques centaines de pages : Dickens et Dumas, surtout le premier, pour cette capacité à promener son personnage à travers tous les niveaux de la société, le faisant passer du risque de la potence (par deux fois quand même – L’Écailleuse dira à Syffe qu’il « porte la guigne », et c’est justifié) à la fréquentation des hautes sphères, mais à leur service plutôt qu’en leur sein. Cette promenade, comme indiqué, est loin d’être un long fleuve tranquille : le cours de la vie de Syffe est composé de méandres, de segments torrentiels, de cascades vertigineuses, et parfois de calme plat – mais toujours en compagnie signifiante, enrichissante tant pour le récit que pour le personnage, et, comme chez Dickens ou Dumas, lorsqu’on perd un personnage de vue, à moins qu’il meure (et l’on meurt régulièrement dans les parages de Syffe – outre qu’il est devenu guerrier, il est vrai qu’il vit une époque troublée où tout le monde semble en guerre avec tout le monde, et que les mines carmides, par exemple, sont un endroit où la survie est un exploit en elle-même), l’on peut s’attendre à le voir réapparaître quelques centaines de pages et donc quelques années plus tard, souvent transformé (un indice, un seul, dans une chronique où le parti pris est d’éviter autant que se peut faire de dévoiler les détails d’une histoire prenante : Miette, que l’on croit servante muette maltraitée s’avère espionne véritable, puis revient sous les atours d’une guerrière qu’on qualifiera de ninja faute de mieux) ; la surprise n’est pas tant dans la mécanique du récit que dans la façon dont celle-ci est agencée – et Dewdney semble avoir appris des meilleurs maîtres, tant dans le domaine de la littérature populaire du dix-neuvième siècle que dans celui de la fantasy.

Et la fantasy, là-dedans ? Elle est présente dès les premières pages, qui ne sont pas sans rappeler le début de L’Assassin royal de Hobb, avec un univers de type médiéval mais décalé du nôtre : comme chez tous les plus grands depuis Tolkien, dans Le Cycle de Syffe, une proposition est émise d’un autre type d’univers culturel, en particulier religieux, tout en respectant la réalité historique (du chanvre pour les vêtements, pas du coton, en toute logique, et tant pis si Dewdney fait écrire à son personnage-narrateur un impossible « gargantuesque », faute d’un Rabelais dans les primeautés de Brune). Puis il y a quelques créatures merveilleuses (une salamandre se confondant avec un tronc au fond d’un cours d’eau mais capable d’avaler un enfant tout rond, ou une stryge, sorte de scolopendre monstrueux dont la carapace est recherchée pour créer des bijoux), et surtout une magie liée à la forêt qui est peut-être pour Dewdney, comme pour d’autres auteurs de fantasy, une façon d’envisager les préoccupations écologiques actuelles par le biais d’un rapport compliqué et parfois violent entre l’Homme et la Nature. Mais en l’état actuel du Cycle de Syffe, même si l’on se doute que le conflit est inévitable et sera éprouvant, on ignore encore quelle place sera allouée à la magie ; on sait par contre la place allouée à un personnage principal frotté à tous les aspects de l’univers narratif décrit avec puissance par Dewdney (les cartes signées Fanny Etienne-Artur sont utiles à la compréhension du récit, mais toute autre image serait superflue, tant l’auteur parvient à évoquer la moindre nuance du ciel ou d’un visage), et devenant de plus en plus complexe au fil des trois premiers tomes : centrale et essentielle.

De la fantasy, certes, mais surtout une histoire puissamment humaine racontée dans un style ébouriffant. Si Dewdney continue sur sa lancée, il se pourrait qu’avec Le Cycle de Syffe, non seulement il réussisse une grande et belle saga de fantasy, mais surtout permette que ce genre gagne ses lettres de noblesse en francophonie, aux côtés de l’œuvre de Jean-Philippe Jaworski ou celle de Pierre Bordage.

 

Didier Smal

 

Patrick K. Dewdney est né en Angleterre en 1984 ; venu en France à l’âge de sept ans, il a suivi un cursus scolaire dans la filière lettres et écrit en français, son premier roman ayant été publié en 2007. Le Cycle de Syffe, entamé en 2018, est pour l’heure riche de trois tomes.

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A propos du rédacteur

Didier Smal

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Didier Smal, né le même jour que Billie Holiday, cinquante-huit ans plus tard. Professeur de français par mégarde, transmetteur de jouissances littéraires, et existentielles, par choix. Journaliste musical dans une autre vie, papa de trois enfants, persuadé que Le Rendez-vous des héros n'est pas une fiction, parce qu'autrement la littérature, le mot, le verbe n'aurait aucun sens. Un dernier détail : porte tatoués sur l'avant-bras droit les deux premiers mots de L'Iiade.