Le Compagnon de voyage, Gyula Krúdy
Le Compagnon de voyage, mai 2018, trad. hongrois François Gachot, 152 pages, 10 €
Ecrivain(s): Gyula Krudy Edition: La BaconnièreLe problème, quand on prend le train, c’est qu’on ne choisit pas ses voisins. Il y en a des sympathiques, d’autres antipathiques. Des voisins indifférents, d’autres qui lisent. Et il y a les bavards, les gens qui ont envie de parler, mais pas seulement de parler, de raconter leur vie dans ses menus détails, comme s’il était plus facile de se confier à un inconnu. C’est ce qui arrive au narrateur du livre de Gyula Krúdy, Le Compagnon de voyage, lors d’un voyage « au clair de lune ». Un narrateur qui va aussitôt se retirer pour laisser la parole à un autre narrateur.
Et ce compagnon de voyage entreprend de lui relater l’histoire qui lui est arrivée des années, à une époque où il aimait encore « la perpétuelle odeur de bière et de ragoût au paprika qui vous accueillait à l’entrée de l’auberge ». « A cette époque, j’étais encore un homme gai »,avertit-il. A cette époque, il multiplie les conquêtes d’un jour ou d’un soir, il n’a aucune intention de se fixer jusqu’au jour où, dans une pension d’une petite ville de Haute-Hongrie où il pense ne faire que passer, il rencontre une certaine Madame Hartvig. C’est sa logeuse, une femme dans les trente à quarante ans, dont les traits se sont révélés lentement à lui, « à la manière d’une figure de rêve ». Le narrateur est subjugué par les jambes de la femme (« Comme une nonne qui serait née avec des jambes de putain ») et c’est pourquoi il décide de rester plus longtemps dans la petite ville de X pour tenter de la séduire, dans « l’état d’esprit romantique d’un ravisseur ».
Il sait qu’il aurait été plus raisonnable de quitter la ville, que c’était même une folie que de rester, mais il ne peut faire autrement. « Je désirais Mme Hartvig depuis l’époque où, encore enfant, j’avais fait connaissance de la première fille de joie de mon existence ». Il sait également que cette femme n’est pas pour lui, elle est mariée, il ne peut rien se passer entre eux, surtout dans cette petite ville, au début du XXèmesiècle, et pourtant il reste. « C’est moi le Diable maintenant ».
Plus tard, il y aura une autre rencontre avec une jeune femme de quinze ans, Esztena, qui le subjugue avec sa bouche « qui avait un goût de champagne français ». Avec elle, il a, pour la première fois, l’impression de connaître l’amour véritable, qui va remettre en cause ses certitudes, mais faire aussi basculer sa vie (et toute une ville avec lui) dans la tragédie. Car l’histoire se passe à une époque où le compagnon de voyage était « un homme gai » mais aussi à « une époque où les mouches ne se posaient pas encore sur le mouchoir dont je me servais pour étancher le sang qui sortait de mon cœur».
Gyula Krúdy rend magnifiquement ce côté inéluctable, avec rythme à la fois nonchalant et rapide (le livre ne fait que 150 pages). Il agence toutes les pièces du puzzle avec finesse jusqu’au final assez incroyable, avec des images stupéfiantes, presque hallucinatoires, qui changent la dimension du livre et lui donnent des allures de conte magique qui pourraient évoquer certains vieux films fantastiques en noir et blanc.
Dans cette petite ville de X, le narrateur se trouve entre deux mondes, mais aussi à deux moments de sa vie. Il a un côté dilettante, il ne s’intéresse qu’à ce qu’il va manger, aux femmes qu’il va séduire quand, tout à coup il est rattrapé par ses sentiments. Ces deux mondes sont aussi symbolisés par deux femmes. L’une est mariée et, même si elle ne s’entend pas avec son mari, qui n’est, du reste, jamais là, elle repousse cet étranger qui ne la laisse pas indifférente pour des questions de principes. L’autre est une jeune fille toute contente d’avoir rencontré un homme dont personne ne sait rien dans cette petite ville. Car derrière l’apparence d’une histoire d’un Casanova qui, soudain, découvre le véritable amour, c’est aussi un roman sur la condition des femmes dans la Hongrie du début du XXèmesiècle.
Mais il ne fera que passer dans leurs vies, comme, de la même manière il ne fait que passer dans celle de son voisin de train à qui il confie son histoire. Et pour ceux qui ne rencontreraient pas de compagnon de voyage aussi fascinant, ils peuvent toujours se plonger dans ce court roman, ou cette longue nouvelle, de Gyula Krúdy.
Yann Suty
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