La Morale des sens, Vicomte de Mirabeau (par Patryck Froissart)
La Morale des sens, novembre 2018, 214 pages, 8,70 €
Ecrivain(s): Vicomte de Mirabeau Edition: Libretto
Quelle riche initiative que la réédition de cet ouvrage exquis, et probablement quasiment inconnu, du Vicomte de Mirabeau !
André Boniface Louis Riquetti, vicomte de Mirabeau, passait, tout comme son frère le célèbre Comte de Mirabeau, pour libertin, au sens classique.
Rappelons qu’au XVIIe siècle ce mot désigne la liberté de pensée affranchie de toute doctrine religieuse et qu’au XVIIIe siècle s’ajoute à ce sens une idée de transgression morale. L’Encyclopédie en donne cette définition : « C’est l’habitude de céder à l’instinct qui nous porte aux plaisirs des sens » (source : Intellego).
Le roman libertin d’époque s’inscrit dans cette posture intellectuelle. La Morale des Sens en est une parfaite illustration.
Sur un ton léger, dans une expression piquetée d’humour, ce roman initiatique à la première personne met en scène les aventures amoureuses et les pérégrinations rocambolesques d’un jeune homme du siècle sur fond de réflexions socio-philosophiques.
Les tableaux et les assauts amoureux n’y sont jamais obscènes, la description du déroulement et de l’aboutissement des entreprises de conquête n’y est jamais graveleuse.
On aime par exemple le titre gauloisement courtois que donne le vicomte à la scène au cours de laquelle son personnage tente l’assaut à la forteresse de chasteté au sein de quoi s’est enceinte la belle Eglé : Siège et prise d’Egléopolis…
Cependant tout reste à demi-dévoilé, sans préciosité ni vulgarité ni, toutefois, autocensure, et le lecteur est irrésistiblement pris simultanément aux intrigues qui se succèdent, aux succès et échecs des tentatives de séduction, et au charme de cette langue française à l’élégance inimitable que pratiquèrent nos bons écrivains des siècles passés.
Les scènes ont généralement pour décors boudoirs, salons intimes, chambres dérobées et alcôves à demi-enténébrées, mais peuvent se dérouler également en plein air, prenant alors des aspects sympathiquement bucoliques. Les initiatives sont le plus souvent prises de prime abord par le soupirant, qui doit vaincre les pudeurs sincères ou feintes, les refus motivés ou simulés, les dérobades et les déchirants soupirs de contrition de la désirée… Mais l’inverse se produit aussi, lorsque des dames de la haute société rencontrent par exemple sur un chemin de campagne notre héros et un de ses compagnons de libertinage déguisés en jeunes pâtres à l’affût de leur passage et se préparent avec gourmandise à s’offrir sans vergogne un moment de plaisir coquin à l’ombre complice d’un orme feuillu.
« Qu’en dites-vous, marquise, disait à demi-bas la présidente, ces deux paysans-là ne sont point trop mal tournés ?
– Oui, je les trouve assez bien.
– Voilà deux grands yeux, bleus… une taille… et un air de santé qui promet… ».
On appréciera, dans cet ordre des choses, l’amusant attentat libertin auquel se livre clandestinement sur le jeune héros la vieille tante d’une de ses amantes, connue pour ses sermons moralisateurs et sa bigoterie… écho lointain d’un certain Tartuffe.
Car, en dépit de sa posture antirévolutionnaire (il a levé en Allemagne la légion des Hussards Noirs contre les armées de la révolution), cet ex-député de la noblesse en exil brasse et mixe en son roman les classes sociales dont le héros transgresse allègrement les codes et les frontières. Le personnage narrateur s’enrôle dans l’armée et en sort antimilitariste, entre dans les ordres au Liban et s’enfuit plus tard du couvent en affirmant une position antireligieuse, multiplie les expériences de séduction tout en attribuant à la femme un statut social d’une grande modernité, tombe tout autant amoureux d’une aristocrate que d’une bourgeoise et, tant qu’à faire, de sa soubrette…
Notre personnage, animé par ces mouvements contradictoires qui agitent l’occident au XVIIIe siècle, réfléchit et philosophe sans cesse sur le sens de sa propre vie et sur tous les aspects de la société, ce qui confère au libertin une dose d’amertume et une posture d’humilité qui contribue à nous le rendre fort aimable.
Ainsi, dans sa cellule monastique au Liban, où il croit avoir trouvé un refuge palliatif à sa soif d’aventures et aux déceptions venues de la fréquentation de ses semblables :
Me voilà sans soucis, sans inquiétudes ; je suis outre cela solitaire, et j’ai des livres ; mais suis-je heureux ?… Hélas ! L’homme n’est pas fait pour l’être.
A signaler, dans le courant aventurier du roman, des portraits de personnages de rencontre d’une telle facture qu’on les dirait brossés par La Bruyère.
Le roman, à contre-sens de son titre, connaît une fin heureuse, dans le cadre d’une morale foncièrement bourgeoise et fort catholique, puisque le héros, renonçant au libertinage après un dernier acte consistant en l’enlèvement cavalier de la belle Sophie, de nuit comme il se doit, du monastère où elle dépérit d’amour, épouse cette dernière « conquête » et mène une vie « normale »…
C’est dans les bras de ma Sophie que j’ai abjuré mes erreurs […] Je coule avec elle, depuis vingt ans, des jours délicieux, ignorant la satiété, et dans l’ivresse perpétuelle du bonheur.
Un bonheur qu’il mérite amplement pour nous avoir régalés de ses aventures et de ses réflexions.
A noter : la reproduction, dans ce délicieux volume, de huit illustrations coquines de l’ouvrage original, véritables joyaux polissons du genre.
Patryck Froissart
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