La Lune bouge lentement mais elle traverse la ville, Corinne Desarzens (par Delphine Crahay)
La Lune bouge lentement mais elle traverse la ville, Corinne Desarzens, juin 2020, 344 pages, 20 €
Edition: La Baconnière
La Lune bouge lentement mais elle traverse la ville est un recueil de chroniques linguistiques, chacune consacrée à une langue : l’anglais, le russe, le japonais, mais aussi l’arménien, le géorgien, ou encore le romanche. Ces textes, autobiographiques, racontent les voyages de Corinne Desarzens dans les contrées de ces langues d’élection, ainsi que quelques expériences d’étudiante éternelle et ardemment assidue. Ils rapportent des anecdotes, des rencontres, et constituent une galerie de portraits de locuteurs : professeurs, écrivains, artistes, artisans et quidams. Ils contiennent aussi, et ce n’est pas le moindre de leurs attraits, des fragments de lexique… dont on ne peut faire grand-chose sinon s’étonner, s’enchanter et en ânonner béatement les merveilles, en regrettant que leur transcription phonétique ne suffise pas à faire sonner en notre bouche ignare la juste prononciation, ni à les inscrire dans notre mémoire… On serait presque tenté de s’en servir comme viatique, l’ouvrage et les mots retenus étant plus séduisants et inspirants que les Vocabulaire de survie et autres kits pour touristes enclins au baragouin…
Ce qui affleure, à chaque page, à chaque ligne et presque à chaque mot, pourrait-on écrire en forçant à peine le trait, c’est d’abord un vorace et communicatif amour des langues et du langage : Corinne Desarzens est éprise de la chair des mots, à mâcher et remâcher, autant – et même plus ! – que de leur âme et de leur histoire. Elle manifeste une insatiable curiosité à l’égard de leurs sens, emplois et variantes – avec une préférence, semble-t-il, pour la vigueur et la sapidité de leurs usages populaires ou communs : « La survie des langues repose sur un usage bruyant et non sur une silencieuse perfection ». J’écris langues, mais il faudrait ajouter, quoique ce soit un truisme et un mot si galvaudé que son sens semble s’être dissout ou évaporé, culture : Corinne Desarzens accorde autant d’importance aux parlers qu’aux us et coutumes, traditions et croyances, des peuples dont elle apprend, par bribes, la langue.
Cet intérêt passionné témoigne aussi de l’acuité de son attention aux choses et aux êtres, de la finesse et de l’amplitude de sa sensibilité : il semble que tout, jusqu’aux détails les plus anodins, jusqu’aux plus menus faits du quotidien, jusqu’aux plus infimes manifestations de la vie, soit digne d’être regardé et parlé. Corinne Desarzens rend compte du réel avec un appétit, une tournure d’esprit et de langue qui le suscitent, vivant et incarné, devant nos yeux mais aussi dans nos mains, notre nez, notre bouche et nos oreilles. Cette présence palpable du concret, de la matière, donne à ses chroniques une texture dense, un grain dru et une étoffe moirée. Elle parle des langues, certes, mais celles-ci sont prétextes à tout, occasions de parler d’amour, de la beauté d’un visage, de La Flûte enchantée, de céramique… – et même de merde, oui, de merde, car aucune parcelle du réel, fût-ce la plus triviale, n’est à mépriser.
Il faut évidemment noter ses connaissances, vastes quoique fragmentaires, fines et précises quoiqu’elle se présente elle-même comme une amatrice – au sens noble du terme, vous l’aurez compris – qui braconne et papillonne, distraite et enthousiaste. Jamais lourde, jamais cuistre et encore moins pédante, elle partage et offre son savoir comme une gourmandise – et c’en est une. En outre, si l’ensemble est dense et foisonnant, et peut-être un peu indigeste pris dans sa totalité – sans doute aurait-il fallu lire les chroniques une par une, les laisser décanter, ruminer un peu les mots, avant de se plonger dans la suivante –, le mélange d’érudition et d’anecdotes, la vivacité de l’écriture et la diversité des propos lui confèrent une fluidité et un rythme qui en assurent l’agrément. Il est évident que toutes les chroniques ne sont pas du même intérêt, mais toutes sont animées de la même passion et expriment une voix et un regard singulier qui suscitent la sympathie et l’estime.
Je terminerai par une citation, qui témoigne de l’amour que l’auteure voue aux langues mais aussi d’une prise de position en faveur d’un certain mode d’être, de faire et de vivre, qu’il est nécessaire et même urgent de défendre et d’incarner. À la question « Pourquoi se passionner pour les langues, pour chacun de leurs mots, et pour mille autres choses ?, Corinne Desarzens formule une réponse haute et belle et sans appel. C’est certes du romanche qu’il est question, mais le propos vaut pour tout ce que l’on peut apprendre et qui vaille d’être appris : « Parce que c’est un choix possible. Une porte que je risque de ne pas ouvrir. Une maladie. Une énigme, dans une région étrange qui fait partie du pays même où j’ai grandi. Quelque chose entre le souhait et le besoin. Un exemple vivant. Une cause perdue pas encore tout à fait perdue. Par peur du vide. Pour le vertige de l’infini de ce qui reste à connaître. Parce que c’est difficile. Parce qu’il n’y a pas de raccourcis et que ça fait travailler la mémoire. Parce qu’une machine ne peut vous l’inoculer. Parce que ça demande des efforts. Que c’est inutile, et peut-être pas. Parce qu’il convient à ma soif d’irrationnel et d’inutile, oui, et de secret. Que j’aime mes sgraffites à double sens, les dragons qui portent bonheur et qui provoquent des catastrophes, les cercles et les arbres de vie, les yggdrasils et les soleils à sept étoiles. Et l’inscription sur cette maison d’Ardez : IL.MU.MAINT.ES.RAI.DA.L’ETERNITA, « Le moment est roi de l’éternité ».
Delphine Crahay
Corinne Desarzens, née en 1952, titulaire d’une licence en russe de l’université de Genève, est journaliste, traductrice, écrivaine.
- Vu : 1981