Identification

La Joute, Richard Millet (par Claire Fourier)

Ecrit par Claire Fourier le 06.10.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

La Joute, Richard Millet, Ed. Les Provinciales, 2025

La Joute, Richard Millet (par Claire Fourier)

 

La Joute est un livre de haute noblesse. Dans un monde de plus en plus plébéien, on se sent bien à lire un livre de patricien.

C’est un livre fouillé, dense. Non un roman porté par un scénario, mais un recueil de notes, cependant continu dans sa discontinuité. On peut en faire une lecture buissonnière, ou suivie.

C'est un livre sévère, difficile. Très abstrait pour explorer des choses très concrètes, parfois presque inhumain pour scruter des choses éminemment humaines, manquant un peu de chair pour sonder la relation charnelle. Un livre si resserré, si compact que par moments étouffant, et le lecteur alors se prend à soupirer : De l'air ! De l'air ! – Pour autant, mon attention ne s’est pas relâchée.

Qu’est-ce que la joute ? Beaucoup pensent spontanément à la joute qui opposait les chevaliers sous les yeux de la dame dont ils portaient les couleurs, et notamment à Henri II désarçonné par son adversaire dont la lance lui traversa l’œil, ce qui lui fut fatal, devant son épouse, Catherine de Médicis, et sa maîtresse, Diane de Poitiers.

Remontons plus loin. Joute veut dire jointure : ce qui est à la jointure, qui jouxte, qui joint, qui conjugue – qui est conjugal. La joute n’est pas la dispute querelleuse au sein du couple, mais la « disputatio » : la conversation conjugale, amoureuse ou qui le fut, chuchotante ou entrelacée de cris, faite d’entente entretissée de mésentente.

La joute est le tissu de la vie conjugale.

La passion de la syntaxe, qui anime Richard Millet, le conduit à faire de son texte une grammaire de la conjugalité.

La Joute est ainsi une syntaxe silencieuse du regard, de la parole, du geste, au sein du couple, l’homme et la femme ayant choisi, respectant l'engagement de se « chérir » pris lors du mariage et reconnaissant le prix de la conversation, de se faire face dans la durée et de nourrir le dialogue « à la maison ».

Richard Millet développe cette idée à partir de sa propre expérience d’homme marié puis veuf, et il le fait sans raconter aucune histoire, aucune anecdote.

Cela donne une grammaire si étudiée et inhabituelle qu'elle peut sembler sophistiquée au regard contemporain, alors qu'elle met en relief des choses très simples et courantes.

La joute est la parole au-delà (ou en deçà) des mots, – le combat singulier de deux voix différentes venues de loin pour se rencontrer et qui entretiennent, contre vents et marées, un échange verbal, chacune avec ses accents, son tempo, ses soupirs... Qui es-tu, toi avec qui je vis ? T’atteindrai-je jamais ?

La joute est l’arrière-voix dans la parole « croisée », celle-ci dût-elle parfois renvoyer précisément à la croix – et amenée à greffer sur le couple légitime d’autres illégitimes comme, disons des soupapes de sécurité.

J’aime dans La Joute un éloge de la fidélité jusque dans l'infidélité.

En cela, je pense à Charles Fourier qui parle du couple « pivotal », autour duquel papillonnent les couples secondaires qui paradoxalement, selon lui, renforcent le premier.

Je pense à la Défense de Lady Chatterley où D.H. Lawrence développe l’idée du mariage comme petit royaume où l’homme et la femme, complémentaires, sont roi et reine, territoire sacré, hors la loi – à l'écart du « gros animal » (l’espace social) dont parle Platon.

Je pense au peintre Francis Bacon qui aimait retenir des sujets « domestiques », lesquels étaient, selon lui, les plus politiques.

Et je pense à Maria Callas, à sa voix de velours âpre donnant à percevoir une arrière-voix qui happe l’oreille, « arrache » le cœur et nous transporte dans un arrière-pays, sorte de paradis perdu.

Lectrice, j’ai avancé lento, lento, attentivement, dans une pensée extrêmement élaborée et, refermant La Joute, je me suis sentie rassérénée, – justifiée dans la patience et la persévérance dont, comme tout un chacun au sein du couple légitime et monogame, je suis amenée à faire preuve au fil du temps pour tenir le choc au long d’inévitables conflits et ainsi sauvegarder l’harmonie conjugale, ainsi que son précieux mystère.

La Joute est un livre rare, scrupuleux, minutieux, exigeant, fortifiant, de haute noblesse qui distille, mine de rien, une fine leçon de morale. Dans un monde soumis à une idéologie du sexe occupée à dévaloriser la tradition au profit d’ersatz qui ne valorisent rien, La Joute, grâce à la richesse stylistique de l’analyse, rend au mariage ses lettres de noblesse.

 

Claire Fourier, le 22 septembre 2025



  • Vu: 667

A propos du rédacteur

Claire Fourier

Rédactrice