La Hante, Eric Pessan & Patricia Cartereau
La Hante, octobre 2015, 176 pages, 25 €
Ecrivain(s): Eric Pessan & Patricia Cartereau Edition: L'Atelier Contemporain
Hante (N.F.) : Fréquentation/Lieu où l’on vit/Endroit pour les bêtes (Dictionnaire du Moyen Français)
C’est un enfant et c’est son grand-père, c’est un lieu, la forêt, une cabane, celle des chasseurs, et c’est une activité destinée aux adultes : la chasse… quoique… le petit d’homme aussi aime traquer toutes sortes de choses dès l’enfance, la peur du loup dans la forêt, les secrets des adultes, le corps des femmes, les choses de la vie, l’univers tout entier et son mystère et puis le mensonge, l’illusion du monde…
L’enfant ne croit pas à ce monde pas plus qu’à ses mensonges, du genre de ceux de Jonas dans le ventre de la baleine. Mais la chasse, ce sont des images terrifiantes, « chairs à vif », « mises à mort furieuse », « cris », la chair crue et nue, celle du gibier et celle des femmes sur les posters dans la cabane, qu’il explore en cachette.
L’univers de la chasse, c’est celui du grand-père et de ses amis, mais aussi celui de la femme qui cuisine le gibier, « salmis de palombe, faisans », c’est aussi le plomb que l’on retrouve après la cuisson dans l’assiette, la chevrotine. Cette présence brute et brutale du grand-père taiseux, dans la traque c’est le silence, les traces des pattes dans la boue, c’est cet état à l’affût, c’est le gibier, la proie.
Et puis un jour, on se réveille, gibier.
« Tu le sais que tu es une proie. Tu redoutes les hommes… Tu te prends à dénicher un coin neutre, silencieux et sans odeur ».
Courir, fuir ce monde, sans se retourner, pour une autre vie.
L’art de la chasse, dans le respect de l’animal et pour l’amour de ce silence, de cette nature, pour ces instants solitaires, est mis en scène magnifiquement comme métaphore de la sauvagerie du monde auquel l’enfant essaie d’échapper, ne gardant de ces scènes que leur aspect mythologique, leur caractère primitif, liens des origines où se mêlent le sang, l’humus, les forêts sombres, antres mystérieux au plus profond desquelles l’inconscient se perd.
Les scènes d’enfance, des bêtises que l’on sanctionne d’un : « tu as le diable au corps » qui assimile l’enfant à cette brutalité, à celles où on se croit grandi « face aux boîtes de conserves disposées sur un tronc couché », où toujours « on a peur, on rentre au village, on a très peur ».
« Tu ne sais pas si tu dois craindre d’autres prédateurs que l’homme ». « Tu es gibier. Définitivement gibier ».
Il grandit l’enfant, dans l’imitation du père « si tu penses te rapprocher de ton père en allant chasser avec lui ».
Mais l’autorité de l’homme, père, grand-père, amis de ceux-là, se retrouve partout, dans l’obéissance et le silence, dans l’obligation faite à celle de manger le produit de la chasse. « Le père gueulait sa tristesse d’avoir un enfant qui ne savait pas apprécier ».
La forêt est un lieu et une « langue étrangère dont j’ignore jusqu’aux sentiments »… « Je ne sais pas lire la forêt ». Dans ces traversées, ces courses, ces traques, on s’enfonce et on pense de temps en temps aux légendes qui ont eu ce cadre pour drame, celui de Saint-Julien L’Hospitalier, traversant les bois, pour l’ambiance mystique, onirique et silencieuse, emplie de mystères et d’ombres, pour la fuite, la traque, l’angoisse, l’erreur, les questions sur une sexualité interdite ou volée, la jalousie : « un chasseur me confond avec un cerf et m’abat ». Ou peut-être tout simplement parce que dans les textes d’Eric Pessan, souvent il est question d’enfants, égarés dans le monde, en quête de réponses. « Son corps est la couverture exacte du livre de son esprit, une couverture faite de cicatrices du combat qu’il mène contre le monde ».
De nombreuses scènes de chasse illustreront davantage ce mystère resté sans réponse que l’homme souvent confortera en se transformant en homme des bois, à l’affût du moindre danger, de la plus petite catastrophe.
Entre prose et poésie, clairsemé de références à Baudelaire, Artaud, Théophile de Viau, ces fragments de récits, richement illustrés par Patricia Cartereau dont les aquarelles, dessins et encres accentuent la vision onirique et fantasmagorique des textes, entraînent le lecteur dans les profondeurs de son propre inconscient. Un livre qui vous « hante » longtemps après.
Marie-Josée Desvignes
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