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La fille aux tongs (1)

Ecrit par Marie du Crest 08.07.12 dans La Une CED, Ecriture, Création poétique

La fille aux tongs (1)

 

Les tongs du peintre s’enrubannent. Fils d’Ariane.

 

Les tableaux n’ont pas de titre. UNTITLED. La contemplation est libre. Je regarde toutes les filles du tableau. Elles aussi me regardent ; ou elles tournent le dos. Il y a la fille blonde au corps solide, aux poils pubiens blonds. Elle vient à moi dans un champ. Elle porte des tongs rouges, incongrues. La chaussure légère du trait de pinceau. Sandale antique en plastique. Seule parure, seul vêtement du corps. Son pied gauche est légèrement soulevé. Comment un peintre peut-il faire croire au mouvement sur la toile immobile ? Ces filles-là sont sculpturales, sportives. La fille aux cheveux noirs, de profil, me montre son téton gauche. Ses tongs noires, l’une abandonnée derrière son pied gauche et l’autre dessinant son pied droit. Elle avance dans le déséquilibre de son corps dans un décor végétal et minéral. Les tongs, nous les portons à la plage, les tongs que tous les gens pauvres de la planète portent.

*

Les tongs de Desgranchamps ne font pas de bruit, personne n’entend le petit claquement de leur semelle contre la plante du pied. FLIP-FLOP.

 

Je regarde la baigneuse au maillot noir – une pièce qui coule, dégouline sur ses jambes. La peinture est à l’œuvre, la peinture, c’est liquide. Devant elle, devant moi ; un ciel bleu aux arabesques blanches, autour de ses jambes.

 

Et puis, le détail fin de la lanière bleue inachevée. Que fait-elle cette fille, au-dessus de la balustrade immatérielle ? Regarde-t-elle l’infini aquatique, la plage invisible ? Veut-elle sauter ? Elle m’ignore ; moi qui suis debout dans la grande salle du musée ? Est-elle revenue, un autre jour, non, elle vient vers moi sur la plage du triptyque. Elle a bien toujours ses tongs bleues qui dessinent ses orteils absents. Je reconnais le maillot de bain noir, un peu démodé, sévère qui coule de ses cuisses comme le sang menstruel des femmes. Je ne vois pas son visage, à peine son cou. La fille est décapitée par le format du peintre dans le bleu presque électrique du ciel représenté. La mer ou l’océan, l’éclat des premières vagues la traversent. Elle tient quelque chose (une tache de couleur entre le jaune et vert) ; une serviette, un bonnet de bain ?

*

J’ai marché jusqu’à Sète ou Cette. J’étais avec lui, regardant cet homme qui avec moi regarde pour la dernière fois de sa vie la plaque bleue de la Méditerranée. Cet homme, je l’aime. Il y a le vent de février. Il sait qu’il va mourir ; sa maladie longue, trop longue lui sert de ligne d’horizon. Lui, il a une petite idée du moment où il va  plonger dans la fournaise. Moi je marche vers le musée Paul Valéry, poète déjà oublié et cet homme me tient la main. Le visage poupin d’Agnès Varda est auréolé de pommes de terre sur l’affiche. La pomme de terre en pourrissant, en germant forme un cœur modeste et portatif. Agnès, la fille des plages de cinéma et de poésie aiment le fruit de Parmentier. Et puis dans une salle, je les vois, les tongs des bonheurs de Prisunic. Agnès les a collectionnées. Elles sèchent sur un fil d’étendage. Elles sont chatoyantes, fruitées, fleuries. Tongs tomates, tongs pelouse. Leur semelle est la toile de l’artiste modeste. L’homme qui est là dans cette salle de musée aux airs de baignades estivales revoit nos plongeons fantasques dans les eaux d’une autre côte. Il est une cendre, une poudre plus légère encore que le sable aux grains de silice. Les tongs, œuvres d’art comme ces moments suspendus avec lui. Je vais au bord du large et purifie mes tongs en les aspergeant de l’eau de la mer salée. C’est février, mes pieds ont froid, son corps deviendra glacé, et enfin ardent.

*

J’ai souvent observé les baigneurs, les baigneuses qui remontent de la mer. Le sable mouillé alourdit leurs pas, chaussés de tongs. Comme eux, je plonge la tong dans l’eau. Elle est une frontière entre mon pied, mon pied et la terre. Parfois, quand j’avance sur la plage, le sable brûlant recouvre les tongs et blesse mes orteils, le gros orteil surtout.

 

Marie du Crest

 

A suivre

 

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Rédactrice

Théâtre

Marie Du Crest  Agrégée de lettres modernes et diplômée  en Philosophie. A publié dans les revues Infusion et Dissonances des textes de poésie en prose. Un de ses récits a été retenu chez un éditeur belge. Chroniqueuse littéraire ( romans) pour le magazine culturel  Zibeline dans lé région sud. Aime lire, voir le Théâtre contemporain et en parler pour La Cause Littéraire.