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La dérive ludique du monde (par Mustapha Saha)

Ecrit par Mustapha Saha le 24.06.19 dans La Une CED, Les Chroniques

La dérive ludique du monde (par Mustapha Saha)

Le jeu, comme le rire, est indissociable de l’aventure humaine. Quand l’imaginaire s’investit dans la recherche des possibles, réactive les vitalités cathartiques, les explorations fantastiques, les exaltations poétiques, il échappe aux mécaniques normatives. Le jeu détourne les choses de leurs fonctionnalités pragmatiques et leur confère une aura magique. Il met en œuvre l’acte adamique de nomination en vertu duquel les choses existent et tisse des ressemblances improbables dont le langage est l’archive (Walter Benjamin). L’irrationalité ludique restructure le monde, relie des réalités dissociées par des passerelles invisibles, combine des polarités disparates dans des esthétiques imprévisibles. La peinture enfantine recompose intuitivement les formes essentielles et les couleurs substantielles de la nature. Walter Benjamin situe dans cette anamnèse platonicienne la jonction entre l’accomplissement de l’expérience, l’acquisition de la connaissance et la transformation de la conscience. Le livre d’images est le paradis des visions initiatiques, la terre originelle du souvenir désencombré de la nostalgie. L’arc-en-ciel déploie ses chromatiques extraordinaires dans une bulle de savon. L’intelligence analogique, le ludisme écologique, l’autogestion pédagogique s’épanouissent dans la création libre, hors barrières éducatives. Le jeu est libérateur quand il est un espace de création pionnière, un espace de perception buissonnière, un espace de renaissance printanière (Walter Benjamin, L’œuvre d’art à l’ère de sa reproductibilité technique).

« Nous vieillissons parce que nous cessons de jouer » (Georges Bernard Shaw).

S’effectue, dans le jeu, le passage de l’individualisation inventive, productive de symboliques significatives, à la mutualisation hétérocentrique, générative d’une sociabilité culturelle. Le bricolage du nouveau monde dans le nomadisme onirique émancipe les humains des prédéterminations doctrinaires, des conformismes disciplinaires, des discriminations gestionnaires. La déraison despotique de la raison et le désenchantement du monde (Max Weber) s’effacent, le temps d’une récréation jouissive, au profit d’une immersion directe dans la vie. Le jeu, antithétique de la maîtrise reproductive, de la praticité répétitive, de la rationalité réductive, est le fondement même de l’expérience, le moment de convergence des singularités cloisonnées par la compartimentation sociétale, le champ de liberté et de partage des subjectivités affinitaires.

 

Dans la société industrielle, constellée de miracles techniques, saturée de contradictions éthiques, le jeu, révélateur des dangers machinistes, démystificateur des mythes modernistes, se développe comme alternative révolutionnaire portée par les poètes visionnaires. Des mouvements artistiques et littéraires, comme le dadaïsme, le surréalisme, le lettrisme, se coulent dans le véhicule ludique. L’être humain, en résistance contre les servitudes, se réapproprie son existence dans la distraction subversive. Dans une société soumise à la fétichisation de la marchandise et à la réification générale (Karl Marx, Les Manuscrits de 1844), le ludisme est devenu « l’héroïsme de la vie moderne » (Charles Baudelaire, Le Peintre de la vie moderne, 1863). L’ambivalence des jeux se prête idéalement à l’hypnotisation des foules et à la manipulation des masses. Dans la Rome antique, Panem et circenses (pain et jeux de cirque) servaient d’opium du peuple. Les Frères Karamazov de Fiodor Dostoïevski développent la parabole du Grand Inquisiteur qui place le bonheur de la plèbe dans la grégarité passive, sous la conduite de pasteurs utilisant, avec efficience, les vertus de l’indicible et du mystère. La télévision a pris la relève en prévenant les risques de débordement. Quand les jeux de hasard s’institutionnalisent comme supports d’atomisation, les joueurs ne sont que des pantins mécaniques. Pour le philosophe Alain, l’automatisme industriel se retrouve dans la robotisation du joueur, qui reproduit le geste, vidé de son contenu, de l’ouvrier sur la chaîne de montage. Dans Les Temps modernes de Charlie Chaplin, Charlot lutte désespérément pour survivre dans une usine où la machine le guignolise en androïde. Le jeu, quand il n’est qu’une accoutumance oisive à la vacuité du temps, transforme le joueur en automate déshumanisé. « Les prolétaires qui quittent l’usine pour jouer aux cartes en viennent à reproduire les mêmes gestes de la division taylorienne du travail, dans une activité qui devrait en principe être vécue sur un mode entièrement ludique » (Walter Benjamin).

 

Le jeu n’est-il pas le secret de cette vie où les humains sont tragiquement perdants parce qu’ils prennent tout au sérieux ? L’écriture convulsive du Joueur de Fiodor Dostoïevski, avec ses phrases brisées, ses sémantiques biaisées, ses épistrophes, ses anaphores, ses paronomases, fuse comme un tourbillon, comme une vertigineuse rotation de roulette. La bille noire roule dans tous les sens avant de s’arrêter dans une case. Les joueurs sont tétanisés devant le propulseur du hasard qu’ils identifient à la main destin. L’implacable fatalité ne laisse place qu’à l’aveuglante passion. La réflexion se dissout dans une tempête de stimulations, d’impulsions, de sensations. Ces humains, médusés par l’abîme, ne voient que le néant dans leur intimidante impassibilité que seule l’agitation des mains trahit (Stefan Zweig, Vingt-quatre heures de la vie d’une femme). Le tapis vert est un gouffre insondable. Les flambeurs, qui s’attentionnent avec une austérité de boursicoteurs, ne sont que des marionnettes qui s’imaginent contrôler l’existence, qui s’illusionnent de leur libre arbitre, mais, qui ne sont que des pions, des jetons, les numéros. « La chance étant ce qui n’est pas, réduit l’être à la déchéance de la chance, une chance qui, retirée du jeu, cherche la substance » (Georges Bataille, Le Coupable). Dans cette farce absurde et cruelle, le rire est l’unique échappatoire.

 

La révolution numérique initie des jeux planétaires, qui drainent plusieurs milliers de participants en continu. Les mondes persistants sont perdurables, inépuisables, interminables. Les joueurs s’installent à perpétuité dans leurs personnages et leurs installations, qui continuent d’évoluer en leur présence et en leur absence. Des sociabilités se constituent dans l’ubiquité. Un univers où chaque participant possède ses territoires, ses royaumes, ses établissements, où se tissent des alliances connexes et se livrent des luttes complexes. Les liens se prolongent et se concrétisent en ville avec les mêmes codes algorithmiques. Disparaissent les démarcations entre réel et virtuel, utile et futile, acceptable et contestable. Un univers qui se mue subrepticement en raison d’être sociale, où les intervenants construisent, pendant des années, des artefacts sans fin. Les simulateurs comme Second Life, recréant des existences parallèles, sont-ils encore des jeux ? Dans la société de consommation étouffée par son abondance, le ludisme, le festivisme et toutes les déclinations commerciales du marketing culturel, sont des parts stratégiques du marché. Les plateformes internétiques s’imposent définitivement comme des navettes investigatrices. Les jeux de rôle se substituent aux explorations lointaines. Le réalisme des représentations par les reproductions fidèles, les effets spéciaux, les images de synthèse, abolissent l’écart entre les originaux et les copies. L’objectivation du faux et la subjectivation du vrai se confondent. L’intelligence artificielle se convoque pour un hypothétique réenchantement du monde. Les homo ludens peinent à trouver une intelligibilité à leur encadrement signalétique, une lisibilité à leur béquillage électronique, une visibilité à leur prothésisation cybernétique. L’homme n’est-il pas pour Platon le jouet des dieux ? De nouvelles mythologies, de nouvelles croyances, de nouvelles superstitions champignonnent en écumes des prouesses technologiques. Le transhumanisme s’annonce comme religion des mutations biotechniques où les individus sont conçus et façonnés comme des pièces interchangeables, où les mises en scène égotiques n’ont d’autres intercurrences que les jeux pour se donner des simulacres d’existence.

 

La plongée sensorielle dans les jeux vidéo intègre un système sans fil capable de détecter la position, l’orientation, la vitesse des mouvements, pour assurer une continuité ergonomique entre le joueur, l’appareil et la représentation. La disparition de l’écran anéantit tout distinction entre réalité et fiction, entre vécu du jeu et vécu quotidien. L’effort, intensément dépensé à confectionner des outils, à monter, pièce par pièce, des installations personnelles, à fabriquer des dispositifs d’attaque et de défense, suscite la peur de perdre, le désir de sauvegarder les acquis coûte que coûte. Des sympathies, des solidarités, des antipathies, des animosités, des agressivités déclenchent des émotions véritables, entraînent des tactiques d’anticipation, des stratagèmes de négociation, des tentatives de médiation. La tension pousse les limites toujours plus loin. Le faire-semblant régulateur se transforme en vrai-semblant générateur d’authentiques implications. Les affectivités s’expriment et s’intériorisent sans recul et sans garde-fou. Les enjeux deviennent cruciaux quand on veut occuper une place sociale qui n’est faite que pour soi (Georg Simmel). On s’embrigade corps et âme dans un jeu qui ne fonctionne que s’il est pris pour une indiscutable réalité. On est pris aux tripes par le risque de basculer dans le vide. On met un point d’honneur à démontrer ses aptitudes de funambule. Les émissions de téléréalité se déroulent dans les mêmes eaux troubles. Il n’est plus question de découper l’espace et le temps en une arène pour créer un champ clos, une zone transitionnelle. On ouvre les vannes des pulsions dévastatrices avec tous les dangers encourus. Le jeu se déverse dans un flux ininterrompu. Dans les mondes persistants, sans délimitation spatiale et temporelle, chacun peut entrer à n’importe quel moment sans être sûr d’en ressortir. La galaxie des jeux, créées aléatoirement par les logiciels, est si vaste qu’il est impossible pour une seule personne de l’explorer. Les communautés d’utilisateurs apportent une consistance humaine, s’interconnectent en chaîne, contagionnent à travers le cross-media toutes leurs activités.

 

Le ludisme sape les bases de l’utilitarisme dans toutes les sphères civiles et professionnelles. L’environnement virtuel absorbe et supplante l’environnement réel. Les robots s’immiscent d’ores et déjà dans la vie sociale comme des acteurs stratégiques. Des golems mécatroniques aptes aux travaux manuels et aux tâches administratives. Le dénominatif robot du tchèque robota ne signifie-t-il pastravail ? Des robots se font joueurs d’échec, adversaires sur bots informatiques, chirurgiens, militaires, policiers, cerbères métalliques sans ressentiments. Les jeux vidéo fonctionnent comme un paradigme de la guerre moderne, sans contacts physiques avec les ennemis, réellement éliminés par l’opérateur qui ne voit les cibles que comme des points clignotants sur son écran. La mémoire occulte aussitôt les victimes. Les technologies des agents conversationnels élaborent des relations transhumaines avec les machines qui se substituent aux relations interhumaines. Le réalisme des êtres virtuels incite à traiter les êtres réels comme des spectres venus d’un autre âge. La virtualisation de l’interlocuteur devient un refuge contre les malentendus mortifères et les conflits interpersonnels. On se protège, dans la déréalisation substitutive, contre les conséquences fâcheuses des paroles malheureuses et des actions malencontreuses.

 

Le ludique se transforme en sinécure chronophage, s’invente des procédures transactionnelles, phagocyte les économies institutionnelles. Les joueurs se revendent des artefacts, des villes virtuelles, des usines virtuelles, des mines virtuelles, des technicités et des compétences. Des sites de vente aux enchères s’emparent des affaires. Des entreprises spécialisées dans le « farming » monnayent les contenus. Les artificialités se négocient à des prix libellés, en monnaie réelle ou en monnaie virtuelle. Des matérialités effectives, des terrains, des biens immobiliers, s’hypothèquent, à leur tour, comme valeurs monétaires. Les échanges entre productions conventionnelles et créations factices s’opèrent par des péréquations et des conversions flottantes. Les espaces de jeu abritent des magasins en lignes qui commercialisent à la fois des marchandises réelles et des objets virtuels. Des collaborateurs rémunérés se métamorphosent en avatars. L’impact anthropologique des jeux restructure la société de fond en comble, socialement, mentalement, économiquement, urbanistiquement, philosophiquement, spirituellement… La société se déconstruit et se reconstruit transversalement, à la base, dans un agrégat d’interpositions particulières, qui s’autogèrent et se régulent sans intermédiations officielles. Les attractions électives régissent les relations sociales et les valeurs partagées. Les allers-retours entre imaginaire ludique et tangibilité physique renforcent les motivations de transformation de la vie collective. L’extension du web à l’ensemble de la population démultiplie les collectivités rebelles. La cyberculture improvise, dans ses paradoxes et ses contradictions, son propre mode d’organisation, qui prend de vitesse les ordres établis. Le monde en devenir s’expérimente sur les réseaux sociaux.

 

Mustapha Saha

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A propos du rédacteur

Mustapha Saha

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Depuis son enfance, Mustapha Saha explore les plausibilités miraculeuses de la culture, furète les subtilités nébuleuses de l’écriture, piste les fulgurances imprévisibles de la peinture. Il investit sa rationalité dans la recherche pluridisciplinaire, tout en ouvrant grandes les vannes de l’imaginaire aux fugacités visionnaires. Son travail philosophique, poétique, artistique, reflète les paradoxalités complétives de son appétence créative. Il est le cofondateur du Mouvement du 23 mars à la Faculté de Nanterre et figure historique de mai 68 (voir Bruno Barbey, 68, éditions Creaphis). Il réalise, sous la direction d’Henri Lefebvre, ses thèses de sociologie urbaine (Psychopathologie sociale en milieu urbain désintégré) et de psychopathologie sociale (Psychopathologie sociale des populations déracinées), fonde la discipline Psychopathologie urbaine, et accomplit des études parallèles en beaux-arts. Il produit, en appliquant la méthodologie recherche-action, les premières études sur les grands ensembles. Il est l’ami, dans les années soixante-dix et quatre-vingt, de grands intellectuels et artistes, français et italiens. Il accompagne régulièrement Jean-Paul Sartre dans ses retraites romaines et collabore avec Jean Lacouture aux éditions du Seuil. Il explore l’histoire du « cinéma africain à l’époque coloniale » auprès de Jean-Rouch au Musée de l’Homme et publie, par ailleurs, sur les conseils de Jacques Berque, Structures tribales et formation de l’État à l’époque médiévale, aux éditions Anthropos.

Artiste-peintre et poète, Mustapha Saha mène actuellement une recherche sur les mutations civilisationnelles induites par la Révolution numérique (Manifeste culturel des temps numériques), sur la société transversale et sur la démocratie interactive. Il travaille à l’élaboration d’une nouvelle pensée et de nouveaux concepts en phase avec la complexification et la diversification du monde en devenir.