La coupe de bois, Carlo Cassola (par Léon-Marc Levy)
La coupe de bois (Il Taglio del Bosco, 1949), traduit de l’italien par Philippe Jaccottet, 119 p. 9,50 €
Ecrivain(s): Carlo Cassola Edition: Editions Sillage
Comment ce miracle ? Comment ce petit livre, pas un roman, à peine une novella, peut-il condenser en une centaine de pages toute la magie de la littérature ? L’ampleur du style, son immense simplicité, des personnages taillés au burin, une histoire élémentaire, et la détresse des hommes, tout est là pour faire de ce petit roman un monument de littérature. Il semble que les écrivains italiens aient eu au XXème siècle un tropisme pour ce genre de la novella ancrée dans les profondeurs du pays, ses villages et ses montagnes. On pense à Leonardo Sciascia (La tante d’Amérique), surtout à Silvio d’Arzo (La maison des autres).
Guglielmo est bûcheron. Il vient d’acheter une coupe dans les bois perdus dans les Abbruzes. Il s’y rend après avoir embauché quatre hommes, plus ou moins ses amis, pour une période de six mois – automne et hiver – à couper des pins pour en faire du charbon qu’il vendra. Il est content car l’affaire est bonne. Et ce sont ces six mois, où il ne se passe rien d’autre que la coupe et les soirées dans la cabane construite dans le bois, que ce livre raconte. Rien d’autre. Mais qui a besoin d’autre chose ? L’écriture de Cassola fait le reste, c’est-à-dire l’essentiel.
C’est d’une simplicité, d’une pureté absolues. La traduction de Philippe Jaccottet – on s’en doutait – vient ajouter à la beauté du texte. Simple, comme les hommes du récit, comme les gens du pays, comme les contes qui naguère peuplaient les mentalités locales.
« Il franchit le petit pont presque sans s’en apercevoir, et attaqua du même pas rapide la montée qui menait au village. Bientôt pourtant il ralentit, et ses pensées changèrent de cours. En passant devant une masure effondrée, il se rappela le vieux qui l’habitait jadis, ses histoires de sorcières, de mages, de diables, d’envoûtements. Il n’était pas tellement sûr de ne pas croire lui-même à tout ça. »
Roman des simples et roman des seuls. Les hommes chez Cassola ne font pas groupe, ils font collection de solitudes. Guglielmo vient de perdre sa femme, élève ses deux filles avec l’aide de sa sœur. La perte, le manque le hantent à chaque instant, dans les bois, dans la cabane, devant la vue d’un village qui lui rappelle le sien. Sa douleur est telle qu’elle le paralyse souvent, fait le vide en lui.
« Il poussa la grille, se signa, entra. Le petit cimetière était vide. Une croix de fer, la terre fraîchement binée désignaient la place où sa femme était ensevelie. Guglielmo resta debout devant la tombe. Sachant qu’il ne pourrait revenir là avant Noël, il essaya de se recueillir dans le souvenir de la disparue. Mais il faisait chaud, on entendait sans cesse des bruits épars, tout le distrayait. Un instant, il suivit des yeux le vol saccadé d’un bourdon entre les croix, les tombes et l’herbe folle. Puis rassemblant toute sa volonté, il fit un nouvel effort pour se recueillir. Il n’y avait que le vide en lui. »
Conte dans le conte, en abyme, Francesco, que Guglielmo a pris dans le groupe non pour ses talents de bûcheron – qui sont médiocres, l’homme est vieux – mais pour son art du conte, précieux dans les longues soirées d’hiver dans la cabane. C’est le rare moment où les hommes s’unissent, autour d’une histoire, d’une légende venue du fond des âges, et qui, un moment, leur permet de quitter leur solitude, leur dur labeur, leur pauvreté et leur souffrance.
Autre source de joie, par éclats, la beauté de la nature autour d’eux.
« Tout le réjouissait : la tache sombre des yeuses, la blancheur filiforme des charmes et des frênes, la claire verdure des pins, la trace rougeâtre du sentier et la coulée blême de la faille. »
Et le souvenir, comme une scansion funèbre, l’image de la femme aimée et perdue, le poids de la douleur. L’absence enfin d’espoir.
« Il leva les yeux. Le ciel était entièrement noir, sans une étoile. »
Est-il besoin d’insister ? Le texte de Carlo Cassola, traduit par Philippe Jaccottet, touche au sublime, à l’essence même de la littérature.
Léon-Marc Levy
VL4
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