L’heure heureuse, Zakane
L’heure heureuse, QaZaQ, 2015, 44 pages 2,49 €
Ecrivain(s): Zakane
Synthétiser le monde
Expérimenter le monde contemporain dans une synthèse des sens ; fuir la banalité, éprouver la désespérance ou l’extase. Une invitation à la poésie, au plein chant, au cri.
Zakane c’est un « farouche, vivant », un « clown triste […] artisan de parole », et ça se confirme au travers de son blog : des mots et des espaces (dont nous parlerons prochainement), un espace, une photographie, prolongé par ses textes, convié l’année dernière par Jan Doets à rejoindre sa maison d’édition numérique QAZAQ, L’heure heureuse est son premier recueil, un titre qui, à lui seul, introduit dans sa poétique : cette tentative d’engendrer des instants de lumière ou d’obscurité, au plus près des existences. Le poète est ici perçu comme un être à l’affût du présent, et la poésie comme la possibilité d’expérimenter le monde avec plus d’intensité.
A l’épreuve des poètes
Dans la préface qui introduit son recueil, Zakane fait référence aux poètes qui l’ont guidé vers l’écriture, vers sa propre voix : « Baudelaire, Verlaine, Musset, Rimbaud » sans oublier René Char. Nous pourrions reprendre, pour Zakane, cette conception de l’écrire, esquissée par Georges Perec, lors d’un entretien dans l’émission Radioscopie, 1978 :
« Pour moi écrire, enfin le travail d’écrivain se situe en connexion directe avec les autres écrivains. On écrit tout seul mais on écrit au milieu d’une myriade, enfin d’une constellation d’autres écrivains. Les œuvres des autres […] sont des pièces d’un puzzle ; et au milieu de ce puzzle il y a un trou, un vide, qui est précisément les livres, mes propres livres, qui sont nourris par tous les autres ».
Zakane commence par nous donner un aperçu du puzzle que constituent les textes qui l’ont inspiré, pour nous faire peut-être sentir d’emblée des thèmes récurrents, des correspondances et des renouvellements. Car sa poétique n’est pas une simple référence à toute la poésie du passé, il le dit lui-même : « Il faut bien la puissance de tout ce qu’on invente/ qui ne se mesure pas aux alphabets connus ».
C’est surtout Verlaine qui retient l’attention dans cette recherche d’une rythmique personnelle, d’un équilibre fragile entre la plénitude du chant et le tour claudicant de certains poèmes. Une tentative de « tirer la langue vers la lumière » tout en affrontant le désespoir quotidien : « la fenêtre est ouverte le chant/ du soleil rouge et les rires de la pluie ».
Le recueil est en partie méta-poétique, il y parle de son expérience de la littérature, de ses motivations, s’adresse à son écriture dans le premier texte : « J’aime, dans la vitesse, te rendre illisible ». Le poème oscille donc entre deux extrêmes : il est un chant, une recherche de la lumière, de la plénitude, comme ce « chant du soleil rouge » évoqué précédemment ; mais il est aussi ce « cri » permettant de faire face au doute, à l’angoisse quotidienne devant le manque de sens des existences. On retrouve cette image dans le texte « Le poème est un cri » : « Le poème est un cri/ censuré par l’oreille/ la qualité des mots/ couvert par le tambour ». Ce « tambour » peut être la matérialisation des pulsions du sang à l’intérieur de l’oreille, une peur, une obsession, ce battement nécessaire, pour ne pas que les sens s’altèrent, que l’existence se gâte, que le présent s’oublie ; comme un nevermore vital. Mais le tambour pourrait tout aussi bien être une illustration des forces de la vie, de l’enthousiasme, de la jouissance sensorielle. D’un côté comme de l’autre, la poésie puise à la sève des extrêmes.
« J’irai par le sentier de terre brute »
La poésie de Zakane, très imagée, refuse l’éthérée. Le poète, dit-il, est « droit dans le monde », il est « en son centre ». Il faut « étreindre la réalité rugueuse » proposait Rimbaud, Zakane, lui, emprunte le « sentier de terre brute ». Il se veut au plus près des choses, recherche un sensualisme, un contact direct avec la matière pour pouvoir transcrire une certaine sensation de la réalité : « J’ai besoin dans ma main/ de soupeser la terre/ détresser les cheveux/ et puis manger les fleurs ». L’écriture, qui peut être une position éthique, est perçue ici comme « l’expérience d’une non-désespérance », qui nous pousse à sortir du quotidien, à poser sur le monde un autre regard, capable de nous apaiser ou de nous faire violence ; encore une fois pour se sentir exister. La poésie nous pousse, ici, à expérimenter des états, des sensations, qu’elles soient heureuses ou douloureuses : « Urgence/ d’arracher au jour/ ses branches vives ». Mais malgré cette recherche, les textes font parfois entendre un scepticisme quant à la possibilité, pour le poète, de finaliser sa quête. Il existe une ambivalence entre cette « non-désespérance » et la réalité mémorielle, plus fragile : ce qui est atteint, on finit par le perdre, par l’oublier. Émerge la crainte pour le poète de n’être plus que « ce fantôme qui colle […] des images troublantes/ oubliées aussitôt qu’elles sont vues ». L’expérience de l’écriture, puis de la lecture, tente de sauver quelque chose malgré tout de ces « heures heureuses » où l’être parvient à presser contre lui le présent. Zakane ne se contente pas de noter des impressions éparses, il condense ses perceptions, fusionne les fragments du monde, lie ses propres sens : l’écriture se charge ainsi d’une force synthétique, renforçant la proximité entre chaque élément du monde pour le faire œuvre et nous le rendre plus présent. Ici, la poésie réside « Dans l’unité multiple des fragments qui composent ses sens jusqu’à la soudure d’une aube ».
Germain Tramier
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