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L'Arbre aux secrets -1

Ecrit par Ivanne Rialland 23.02.11 dans Ecriture, Ecrits suivis

L'Arbre aux secrets -1

À ma mère

CHAPITRE I


Depuis aussi longtemps qu’elle se souvienne, Rose vivait seule avec sa mère dans une grande maison ancienne, à la lisière d’une forêt, un peu à l’écart du gros bourg où sa mère avait grandi. Dans les albums photos que sa mère conservait dans la vieille commode sculptée de sa chambre — énorme, pansue, aux nœuds de bois sombre qui la fascinaient et la laissaient là rêveuse, durant des heures — il y avait les photos d’un petit appartement aux murs clairs. Sa mère, sur un canapé en velours côtelé marron, la tenait sur ses genoux, souriante, les yeux un peu cernés, ou la portait à bout de bras devant une fenêtre, à travers laquelle on voyait des immeubles gris et roses. À cette époque, son père et sa mère vivaient ensemble, mais sa mère n’avait gardé aucune photo de lui. Juste cette présence, derrière l’appareil photo, vers laquelle sa mère dirigeait son regard.

Sa mère était triste dans la banlieue de la grande ville, triste avec l’homme de la grande ville. Ils s’étaient séparés mélancoliquement mais sans haine, et Rose savait que l’attendait, dans une petite enveloppe, l’adresse de son père. Mais elle n’avait pas hâte d’ouvrir cette enveloppe, et l’idée du petit appartement la traversait, quelquefois, comme une crainte secrète. Elle était pour le moment heureuse avec sa mère dans la grande et vieille maison de bois craquant, près du petit bourg, près de la grande forêt.

Cette maison était celle de ses grands-parents dont elle ne gardait qu’un souvenir vague de bonnes soupes et de cueillettes de champignons. Mais ces souvenirs suffisaient à emplir la maison d’une atmosphère chaleureuse, faite d’odeur de compotes de pommes et du bruit pétillant du feu. Dans cette maison, elle aimait sa petite chambre lambrissée, et les grosses poutres qu’elle regardait le soir avant de s’endormir, la bibliothèque de bois sombre, avec les livres que sa mère lisait petite, et les grandes éditions illustrées au dos rouge qu’achetait son grand-père à Noël. Elle aimait aussi la chambre de sa mère, le grand lit de noyer noir et son couvre-lit blanc, l’armoire à glace qui l’effrayait parfois, dans le demi-jour des fins d’après-midi d’hiver, et la grosse commode qui sentait la cire d’abeille.

Surtout, elle aimait le grenier, dont elle avait fait son domaine privé. On y montait par un escalier raide de bois blanc, entouré en haut de barreaux peints en bleu tendre. Une fois le portillon poussé se dévoilait le grand espace presque vide, à l’odeur âcre de poussière, avec son plancher raviné dont les fentes étaient emplies d’une substance crayeuse. L’unique fenêtre donnait sur la forêt. Rose aimait à s’y tenir au coucher du soleil, à regarder les cimes se dorer, flamboyer puis s’éteindre à mesure qu’au haut du ciel, les étoiles unes à unes apparaissaient. Elle aimait l’odeur qui parvenait alors jusqu’à elle, comme portée par la respiration de la forêt, une haleine chargée de résine, de feuilles humides et du parfum un peu fauve qui était pour elle l’intimité même de la forêt.

Rose était heureuse dans le grenier de la grande maison, un peu seule, peut-être, parfois — dans le bourg déserté elle était la seule enfant que chaque matin le car amenait à la petite ville d’à côté, et ramenait le soir, seule enfant à descendre du car sur la place du village, à marcher dans les ruelles sous le regard des vieillards qui prenaient le frais. Elle était heureuse et le soir, en essuyant la vaisselle, elle chantait avec sa mère des refrains de l’ancien temps, et avant de dormir l’écoutait lui lire des contes du pays, des histoires de dame blanche et de jeunes gens ensorcelés, d’animaux qui parlent et d’arbres magiciens. Le dimanche, les jours de pluie, elle restait dans le grenier et rejouait ces histoires, les jours de beau temps elle se promenait dans la forêt, ramassait des feuilles aux formes et aux couleurs étranges, qui viendraient ensuite décorer son grenier, et, dissimulée derrière les troncs, guettait les écureuils en imaginant comprendre leur langage.

Mais peu à peu, Rose était gagnée par une inquiétude qui l’arrêtait parfois, songeuse, au milieu de ses jeux.

Au début, elle chassait vite ce qu’elle ressentait comme une vague menace, mais ce poids sur son cœur se faisait de plus en plus insistant. Elle devint nerveuse, sans cesse sur ses gardes, tendant l’oreille à elle ne savait quoi. Bizarrement, elle avait d’abord ressenti ce malaise dans la forêt, et surtout dans une certaine clairière où elle aimait autrefois s’arrêter, à cause du grand arbre creux qui y trônait en plein milieu. À présent, le vent qui sifflait et tourbillonnait à l’intérieur de son tronc lui semblait en ramener les rumeurs d’un monde étrange et des ricanements de trolls. Mais bientôt elle comprit d’où venait réellement ce malaise et ce serrement de cœur. Elle comprit lorsqu’un jour, en rentrant de l’école, elle vit sa mère assise devant le feu, le regard perdu dans un rêve.

Ces derniers temps, sans qu’elle en eût jusque-là bien conscience, elle avait surpris souvent sa mère ainsi, immobile, les yeux fixes, comme fascinée par une image que Rose ne pouvait pas voir. Ce soir-là, au son de la voix de Rose, sa mère avait battu des paupières et très vite était redevenue comme d’habitude, vive et souriante. Avec le temps, cependant, Rose eut de plus en plus de mal à la tirer de ce sommeil les yeux ouverts, et sa mère passa bientôt des journées entières sur son lit, sans prononcer une parole, sans plus rien voir que son rêve.

Un soir pourtant, après le dîner et la vaisselle, sa mère s’installa comme auparavant devant le feu, et lui demanda : « Tu veux que je te raconte une histoire ? » Rose voulait, bien sûr, et elle se pelotonna aux pieds de sa mère pour écouter l’histoire. Mais cette histoire n’était pas une histoire comme les autres, et sa mère ne la raconta pas comme les autres fois. Rose, cette nuit-là, pensa longtemps à la voix blanche avec laquelle sa mère parlait.

« Dans une vallée verte où partout ruisselait l'eau vivait il y a longtemps une petite fille, qui se prénommait Lise mais tous l'appelaient Liseron.

Liseron aimait un petit garçon, lui n'avait pas de nom. Toute jeunette soit-elle, elle l'aimait d'un grand amour.

Ce petit garçon était ma foi bien étrange. Il surgissait souvent, pour jouer avec les autres enfants aux confins du village, et puis disparaissait. Il semblait n'avoir pas de maison, pas de parents, mais les enfants ne s'en inquiétaient guère : il était drôle et endurant, il savait faire la roue et marcher les pieds en l'air. Leurs parents, eux, se posaient bien des questions, quand leurs enfants revenaient de leurs jeux, sachant plus de tours, plus de malices, et disant que c'était lui qui leur avait tout appris. Ils se disaient : mais d'où vient-il, où habite-t-il, quel est son nom ? Impossible de le savoir. Et comment interdire aux enfants de jouer avec lui ? Ce n'était qu'un enfant, un enfant comme les autres : il ne faisait rien de mal. Peut-être est-il simplement le fils de ce bûcheron, qui vivait seul, là-bas dans la forêt ? Quand par hasard un père, une mère, allaient se promener à la lisière de la forêt, là où les enfants jouaient, et qu'ils le rencontraient, ils lui demandaient : es-tu le fils du bûcheron qui vit là-bas, dans la forêt ? Jamais il ne les contredisait.

Et Liseron était fascinée par ce petit garçon, qui n'avait pas de nom. Il l'aimait bien aussi : elle était la plus jolie de toutes les petites filles du village dans la vallée. Et si elle l'admirait quand il faisait la roue, quand il grimpait aux arbres, restant assise dans l'herbe sans se mêler aux autres qui voulaient l'imiter, en vain, se disait-elle, lui de son côté, il lui donnait des fleurs venues de la forêt, de clairières ignorées, il lui donnait les baies qu'il cueillait au matin, luisantes de rosée, habitées parfois d'un insecte, qu'elle jetait au loin, quand il ne regardait pas, pour ne pas le vexer.

Peu à peu, ils prirent l'habitude de se voir seuls tous les deux, très tôt le matin quand les autres dormaient. C'était leur petit secret, se lever au point du jour et puis se retrouver, sans en parler aux autres qui, Liseron le savait, se seraient moqués d'eux. Le petit garçon, de cela, il n'en avait pas conscience, il ne se doutait pas de ce que peuvent faire ou dire des enfants qui ont des parents, qui vivent dans une maison, à part jouer dans l'herbe, au pied de la forêt. Mais comme de toute façon, il ne parlait que peu, le secret était bien gardé.

Il avait montré à Liseron une petite clairière, où il y avait un grand arbre, cachée dans la forêt, et c'est là qu'ils se retrouvaient, assis dans la rosée. Toujours le petit garçon arrivait le premier. Liseron ne s'en étonnait pas. Mais un jour, un jour qu'une averse soudaine était tombée dans la nuit, elle avait trouvé son ami tout mouillé, et elle avait compris qu'il avait dormi là, là, dans la clairière.

Elle fut triste pour lui. N'as-tu nulle part où dormir ? lui dit-elle, tandis qu'il se séchait doucement au soleil. Il lui répondit : « Ma petite Liseron tu sais, moi, rien ne me rattache à la terre, je n'ai pas de maison, pas de parents, pas même de nom. Quand les autres me disent que c'est mon père que ce bûcheron, moi je ne réponds rien. S'ils veulent bien le croire... S'ils savaient, s'ils savaient, ils se méfieraient de moi. Ils ne comprendraient pas. Alors je ne dis rien. Tu ne diras rien, toi non plus, hein ? »

Liseron en réponse lui serra fort la main. Elle ne s'étonnait pas : s'il n'avait pas de nom, eh bien, c'était comme ça, elle, elle en avait bien deux, dont un qui ne servait pas. Alors... Mais elle savait déjà que les autres ne comprendraient pas. Elle ne dirait rien, et elle lui serra fort la main.

— Tu sais, dit le petit garçon, plus tard, ils t'empêcheront de me voir.

Liseron le savait. Elle lui serra la main. Il ne fallait pas qu'il soit triste.

— Ils me chasseront peut-être d'ici, quand ils sauront que je ne suis pas le fils du bûcheron...

Liseron ne répondit pas, elle l'embrassa.

— Et si je dois partir, qu'est-ce que tu feras ?

Liseron ne répondit pas. Elle le savait, elle le savait déjà.

Il est dans une vallée verte où partout ruisselle l'eau une petite fille que l'on surnomme Liseron, je ne sais pas pourquoi. Elle aime un petit garçon qui lui n'a pas de nom. Toute jeunette soit-elle, elle l'aime d'un grand amour. Et on la nomme Liseron. »

 

Ivanne Rialland

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A propos du rédacteur

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Rédactrice


Ivanne Rialland est écrivain et chercheur.

Elle travaille notamment sur l'écrit sur l'art au XXe siècle et sur le récit surréaliste.

Agrégée de lettres, elle enseigne à l'heure actuelle à l'université de Versailles-St Quentin en Yvelines.

Elle a publié deux romans chez Alexipharmaque, C (2009) et Pacific Haven (2012)