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L’accident, Jean-Paul Kauffman (par Gilles Cervera)

Ecrit par Gilles Cervera le 19.06.25 dans La Une CED, Les Chroniques, Les Livres

L’accident, Jean-Paul Kauffman, éd Equateur-Littérature 328 p. 22 €

L’accident, Jean-Paul Kauffman (par Gilles Cervera)

 

Virgile en Haute-Bretagne

 

La couverture annonce la couleur.

Nous parlons de la couverture du dernier livre publié aux éditions Équateurs Littérature de Jean-Paul Kauffmann intitulé L’accident.

Il annonce la couleur, elle est douce comme l’enfance, nuageuse comme un ciel de Poussin, le grand peintre de Kauffmann, qu’il découvre à Rome ou au Louvre. Et sous ce ciel d’après l’été de Poussin qu’évoque l’aquarelle de Stéphane Rozencwajg, le premier plan est une route grise, doucement incurvée, avec la ligne blanche continue qui file au centre de la chaussée.

Tout est presque là, dans cette douceur d’enfance à Corps-Nuds de Jean-Paul Kauffmann. Oui nous avons bien lu. L’auteur naît dans ce village dont le nom est depuis longtemps la risée des voisins, la provocation obscène d’un gentilé de bled, le cri du corps : nuds !

Pour une société que décrit Kauffmann si pudique, si refoulée, si étrangement corsetée.

Tous à poil, c’est sans doute ce que l’équipe adverse crie à l’équipe de Corps-Nuds quand elle arrive sur le terrain de foot du village d’à côté ou du chef-lieu de canton.

Tous à poils.

C’est pire que ça puisque le titre du livre va courir tout au long du livre, sans Drama ni pathos excessif, à la manière modérée de ces terres de Bretagne occidentale où ça se passe : Le 2 janvier 1949, partis disputer un match dans une commune toute proche, dix-huit footballeurs du bourg de Corps-Nuds trouvaient la mort sur le chemin du retour. Le plus jeune, le gardien de but, avait dix-sept ans. Le plus âgé, un supporter, 36.

Incipit du livre. On se lance. Le jeune Jean-Paul a cinq ans à peine.

Comment s’inscrit un tel drame dans un minuscule village ?

Comment s’accroche ou ne s’accroche pas un trauma pareil dans les mille cinq cent ciboulots qui constituent le village de Corps-Nuds, à cette époque où la boulangerie Kauffmann tire la bourre à la boulangerie d’en face, sans doute plus portée à pétrir un pain laïque ?

Comment survivre ensemble, aux matches, aux messes, aux bals, aux fêtes après un accident qui vient faucher dix-huit jeunes citoyens, plutôt ici, dix-huit paroissiens ?

Comment l’ensilencement est la première et assez normale réaction à ce qui, pour une si étroite communauté villageoise, détermine un avant et un après ?
C’est ce silence que Kauffmann va petit à petit détricoter lui dont la vie fut aussi fracturée.

Il est, nul ne l’ignore, ce journaliste qui n’est pas réductible à une prise d’otage à 41 ans, avec Michel Seurat qui y sera exécuté, au Liban en 1985. Il reste et demeure un journaliste humaniste, chercheur de liens, décrypteur d’âmes – pardon, de psyché.

L’enfant Kauffmann revient à cet âge d’or de l’enfance et cherche ce qui l’a ou non prédestinée à ce pas de côté, cette observation sensorielle, ce regard diariste. Il retrace les jeux solitaires, les livraisons de pain dans la campagne, les gestes précis du père boulanger, un homme d’une seule pièce, d’un seul tenant et les mots de la mère, celle-ci, plus complexe, à la famille plus nombreuse, plus joyeuse, moins empathique, disons plus… mayennaise : » Oui, mais les Mayennais sont gais ! » dit la mère à son fils.

L’auteur refait sa vie et nous fait défiler évidemment son avant et son après personnel, cette sensation de mourir, cette possibilité infinie de la réminiscence pour meubler le temps sans temps de la geôle, le manque d’aménité et la perte de tout contrôle, sauf sur sa pensée propre.

Une ressource, la pensée propre !

Kauffmann nous offre un livre doux, modéré, caractère breton bien trempé ! Oxymore assumé ! Il nous livre ses références et nous dit comment l’église est au centre de son village, de sa famille et même…  d’une mythologie russe. Car Corps-Nuds a ceci d’étrange que son église est remarquable et de loin ! Unique en son genre ! Trop grande pour son tapis moutonné très banal de maisons à ses pieds. Son architecte est Arthur Régnault qui a scellé le paysage au début du vingtième siècle en Haute-Bretagne en dessinant tant d’églises bretilliennes (le gentilé moche de l’Ille et Vilaine, tant pis pour vous !) en les rendant au néogothique, au roman décadent ou au baroque chevaleresque ! À Corps-Nuds, c’est autre chose ! C’est d’une autre dimension ! Du néo-orthodoxe bretonnisé ! Oui oui, vous avez lu et bien lu ! Du byzanthino-schistique ! Un oignon dépasse en effet l’horizon ! Le clocher est à bulbe et aurait valu au village, est-ce un mythe, un film de propagande nazie pour montrer la conquête de l’Ukraine…. par le Reich ! La minute de film est pour l’heure introuvable mais le mythe durable. À mentionner dans le même registre magique, pour mettre en scène le film, la présence sur site, encore plus improbable, de Raimu !

Kauffmann enquête, croise, lie. L’accident est un fil sombre. La religion un fil d’or trop doré, car il fut adoré. Le petit Jean-Paul est dès quatre ans voué aux mâtines ! Enfant de chœur, officiant, fasciné par le regard des paroissiens qui n’ont dieu que pour l’abbé Brionne, autre fil sombre du livre, dont le destin sera de mépris pour la populace et d’énigme.

Le troisième fil est un cousin, un autre prêtre. Il débarque à l’improviste, l’abbé Georges Rousseau est du côté Kauffmann et sa présence fugace, certes agace la mère, mais surtout éclaire le petit Kauffmann depuis l’étudiant, le journaliste, le bon vivant, l’œnologue jusqu’à l’écrivain d’aujourd’hui !

Et, pour élargir notre piètre culture générale (et chrétienne) un peu défectueuse, l’auteur nous invite aux rogations où nous trouvons délicieux ces gestes à l’aube, merles sifflants, fraîcheur de foin renaissant, humidité et chênes remplis de chants, tous gestes solennels d’un prêtre, une semaine environ avant les fêtes de l’ascension, bénissant les arbres, les foins et les merles.

Virgilien. Comment ne pas aimer un tel adjectif ? Il retentit en moi comme une nature intacte et innocente…/ Nous célébrions en réalité une fête antique à la gloire de la déesse Cérès, mère de la fécondité et du monde végétal, lui demandant protection contre les calamités. Autrefois culte romain les Robigalia furent adoptées au Vème siècle par l’évêque de Vienne, Saint-Mamert, l’un des saints de glace.

Voyez comme nous mourrons moins idiots !

On en apprendra sur cet après-guerre qui n’annonce que des prochaines et incessantes guerres et cette plaque dans l’église, seul souvenir tangible de l’accident, les dix-huit noms des dix-huit joueurs de foot ou leurs supporters.

Nous tentons cette recension du beau livre de Kauffmann après cette victoire (sans doute) importante et (sûrement) spectaculaire du PSG et sa nuit qui suit, émaillée d’accidents.

 

Gilles Cervera



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A propos du rédacteur

Gilles Cervera

 

Gilles Cervera vit entre Bretagne et Languedoc.

Instituteur, psychanalyste,

Auteur de :

L'enfant du monde et Deux frères aux éditions Vagamundo

Les Mourettes et Pension(s) aux éditions Un ange passe